Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jack monster

  • Fin d'après-midi d'été

    Il y avait les branches des arbres qui ployaient sous les bourrasques avant-courrières de l’orage, le bruissement du feuillage flétri par un été atterrant de chaleur, les éclairs au loin qui déchiraient l’obscurcissement soudain d’une fin d’après-midi d’été, le crissement des pneus sur le gravier blanc de la grande allée s’immobilisant à la hauteur du perron, le claquement creux de la porte d’entrée vitrée suivi du pas empressé du maître d’hôtel descendant quatre-à-quatre les quelques marches de l’escalier parapluie déployé tant bien que mal contre le vent. Et il y avait cette tache rouge qui marquait le sol immaculé et reluisait dans le halo de la lumière chancelante de la torche.

     

    Par la fenêtre entrouverte, au premier étage des notes de piano s’échappaient en volutes escamotant les éclats d’une voix qui se laissait surprendre à chaque soupir. « Non ! Tu ne peux… » Quatre notes de musique, en la majeur grave, martelées énergiquement accentuaient sarcastiquement la dramatisation de l’instantané avant que l’instrument ne reparte de plus belle en un chapelet de sonorités aiguës montant crescendo. A l’horizon craquaient les premiers éclairs de chaleur, embrasant furtivement la cime des marronniers qui se dessinait alors dans une pénombre devenue menaçante.

     

    Les premières gouttes d'une pluie sablonneuse tapotaient le pare-brise, raclées par le va-et-vient plaintif des essuie-glaces qui léchaient poussivement le carreau encore desséché. Le faisceau des phares de la limousine pourfendait l’atmosphère oppressante qui s'épandait dans la moiteur de l’air. Monsieur le comte toqua à la vitre séparatrice. « Allons ! Accélérez ! Rentrons avant le déluge. » La pénombre tombait inhabituellement vite, un dernier rayon de soleil se mourait sans éclat dans le rétroviseur extérieur gauche du véhicule. Gaspard enfonça la pédale d'accélérateur dissipant derrière lui un épais panache de fumée noire.

     

    Une robe rouge passait incessamment de long en large, ne s'éclipsant de temps à autre que pour mieux rejaillir dans le cadre formé par la fenêtre du premier étage. Une cascade de bijoux s'entrechoquait au rythme désordonné du piano, virevoltait entraînée dans un élan de démesure,  gesticulait fébrilement sur une poitrine bombée qui s’époumonait à vocaliser des quintes d'injures. La lumière incertaine de la pièce vacillait à moins que ce ne soit celle du jour hésitant entre la tombée irréversible de la nuit et l’attente de la fin de l’orage. Cinq heures venaient de sonner.

     

    L’homme consulta sa montre et tiqua. Il arrivait plus tôt qu’à l’habitude. Un bref instant il pensa que le travail ne serait pas fini. La voiture stoppa net au moment où la lumière des phares rencontra une forme indéfinie jonchant le sol. Le visage épouvanté du maître d’hôtel apparut dans l’encoignure de la portière. « Ah ! Monsieur… Ah ! Monsieur ! Quelle catastrophe ! Quel malheur !» La pluie redoublait de violence, on ne voyait pas à cinq mètres et dans cet écrin d’eau, gisait le corps inerte de la Comtesse. Une mèche rebelle transperçait la moitié de son visage, coulait le long de son épaule dénudée avant de reposer en paix dans l'intimité rougeâtre d'une flaque qui se diluait à grande vitesse pour prendre un ton pastel.

     

    Huit paires d’yeux se penchent sur moi dans la torpeur blanche de la chambre. D’eux, je ne distingue que l’ovalie de leur faciès. Il me semble que chacun apparaît puis disparaît, remplace alternativement l’autre dans une ronde infernale dont je ne peux maîtriser l'emballement. Ne manque plus que la comptine et le cri des enfants dans la cour de récréation : « Trou, pic, nique, douille, c’est toi l’andouille ! ». Leurs lèvres se crispent et bruissent d’un son susurrant qui me parvient assourdi dans un flot d’air qui rafraîchit mon front ruisselant. Ne vous fatiguez pas ! Cessez de prendre vos mines déconfites. Je ne connais que trop vos airs de connivence confinée. Je ne suis pas prête à revenir parmi vous. En tout cas pas tant que je n’aurai épluché minutieusement les plis et les replis de mon subconscient, recollé patiemment les morceaux de ma mémoire défaillante, effeuillé délicatement la déraison de ma raison et désigné la personne qui a attenté à ma vie. J'ai tout mon temps.

     

    Au loin le tonnerre gronde, de larges éclairs illuminent le parc en cette fin d’après-midi d’été. La clarté baisse vite. La grande allée se fait l'écho des  cris et des rires des ouvriers qui rentrent de la vigne. Les vendanges s’annoncent chaotiques cette année...

     

    Jack Monster, © 2009, tous droits réservés.

  • Des doigts de fée

      Je suis entré confiant et je fus accueilli le sourire aux lèvres. Elle était belle comme on me l’avait décrite : brune, les yeux noirs, le teint mat, les traits fins, l’allure élancée et de grandes mains sculpturales. On disait d’elle qu’elle avait des doigts de fée. Quand ceux-ci s’approchèrent pour m’aider à me dévêtir, je sentis ma joue irrépressiblement se tendre vers eux, quérir la douceur d’une caresse, s’apprêter à frémir à leurs contacts quand ils dénoueraient mon écharpe.

     

      D’une invite, elle me pria de la suivre. Le fauteuil s’inclina, un jet d’eau tiède aspergea mes cheveux. L’eau était à température idéale. L’invraisemblable ballet des mains pouvait entamer sa ronde. Mille doigts s’appliquèrent à butiner délicatement mon crâne en de furtives palpations, à masser méthodiquement le cuir chevelu en de lents mouvements circulaires en forme de spirale. J’avais la sensation qu’ils désiraient entrer en moi, s’infiltrer à travers les pores de ma peau, forer les os de mon crâne. Quand ses doigts se mirent à presser mes tempes, les pouces collés sous mon menton, je sentis la chaleur de la paume de ses mains remonter le long de mes joues et je compris qu’irréfutablement elle me tenait.

     

      Livré à ses mains, j’étais à sa merci, vaincu, tant son sourire m’était désarmant, tant l’emprise de ses mains sur mon cerveau annihilait toute volonté de résistance de ma part, tant ses attouchements me submergeaient de plaisir et m’incitaient à rester le dos plaqué contre le dossier du fauteuil. Comment lui faire entendre qu’elle devait s’interrompre avant que l’inévitable arrive, que l’irréparable ne se produise, que l’inénarrable ne se réalise ? Comment résister, leurrer mon corps en incitant mon esprit à penser à autre chose alors que le bonheur m’envahissait par vagues successives, s’amplifiant toujours et encore ?

     

      Ses cheveux maintenant caressaient mon visage, balayaient mon nez. L’odeur qui en émanait me tournait la tête, m’emportait dans un autre monde, m’aspirait dans un tourbillon de douceur jamais atteint. Je ne pouvais me réfréner plus, refuser cette félicité qui gonflait en moi, cette bulle prête à exploser en salves libératrices, à éclabousser et inonder alentours. La honte allait s’abattre sur moi, les serres de la justice m’agripper, les grilles de la  prison se refermer sur moi.

     

      Je vis son regard se porter sur l’objet délictueux. Elle sourit, semblant satisfaite de son effet. Bien que le massage crânien soit compris dans le shampoing, comme cela était stipulé sur l’écriteau, le doute s’insinuait dans mon esprit. Opérait-elle ainsi avec chacun de ses clients ? Le faisait-elle par jeu, par défi ou plus sournoisement par malin plaisir ? D’un regard plaintif, je la suppliai de mettre fin à son envoûtante torture. A nouveau elle sourit, s’empara d’une serviette éponge et entreprit de me sécher les mèches avec une tendresse qui aurait pu s’assimiler à de l’affection.

     

      Le miroir réfléchissait son image. Chacun de ses gestes et mouvements étaient observés, chaque attitude et expression sujettes à analyse, le moindre souffle, tressaillement, battements de cils traqués, tout frémissement de vie qui aurait pu m’informer. Rien ne transpirait. Elle était belle comme on me l’avait décrite : brune, les yeux noirs, le teint mat, les traits fins, l’allure élancée et de grandes mains sculpturales. On disait d’elle qu’elle avait des doigts de fée…

     

        Je me suis réveillé en sursaut, la tête lourde, l’esprit embrouillé. Ma main s’est portée sur mon front brûlant et a voulu caresser mes cheveux pour se rassurer mais elle n’a rencontré qu’un champ de herses. A son contact, elle s’est écorchée. Un sang jaune fluorescent a commencé à perler puis à couler goutte à goutte sur mon front embrasé dans une effervescence sifflante de vapeur. Je me suis relevé d’un bond et j’ai plongé mon visage contre le miroir. Un imbroglio de fils électriques, emmêlés les uns aux autres, telle une forêt vierge, peuplait le sommet de mon crâne. A côté de moi, un fouillis de composants électroniques débordait d’un tiroir entrebâillé, une fine paire de gants en latex blanc avait été négligemment délaissée sur le bureau où reposaient quelques notes et schémas griffonnés nerveusement dont seul le titre apparaissait lisible : Tentative d’adjonction de sentiments humains dans un androïde – version 5.01.2 – par le professeur Josiane Millet.

     

     

    Jack Monster, © 2009, tous droits réservés.

  • Le couteau

      La lame du couteau luisait dans la lumière blafarde que diffusait la lune à travers la pénombre de la pièce. La fenêtre de la chambre avait été entrouverte pour espérer recueillir un peu de fraîcheur dans la moiteur de la nuit. Le vent se levait et commençait à souffler par petites bourrasques annonçant l’imminence de l’orage. Il fallait agir vite avant que la lumière aveuglante de la foudre doublée du grondement du tonnerre la réveille. Déjà les rideaux pendus aux fenêtres frémissaient. Le temps changeait, sa marge d’action diminuait, il devait accomplir sa mission. Il avait été prévenu : ne pas réfléchir, exécuter !

     

      C’était la première fois qu’il se retrouvait dans la situation  d'éliminer un agent. De ce dernier, il ne connaissait que son nom de code : Karlov et il ne se doutait pas de la surprise qui l'attendait. Minutieusement il avait répété sa mission dans sa tête, mais jamais, ô grand Dieu jamais, il n'avait envisagé que le corps allongé face à lui qu'il devrait frapper mortellement pourrait revêtir l'apparence d'une femme et, qui plus est, aussi jeune, une gamine d'une vingtaine d'années.

     

      Les menus faits et gestes de l'opération avaient été passés en revue : d’abord s’introduire dans la chambre par la fenêtre. On lui avait indiqué que Karlov logeait au premier étage d’un vieux manoir bordé d’allées en gravier. Il en avait déduit que sa démarche requerrait de la souplesse et de la discrétion afin d’éviter que les cailloux blancs ne crissent. Arrivé face à la porte, il fallait escalader la façade jusqu’au premier étage. Des plantes grimpantes l'aideraient à la tâche. Un jeu d’enfant pour lui, acrobate dans l'âme et de par métier, son cirque miteux s’était échoué à quelques encablures de là. A l’étage la fenêtre serait entrouverte, nous étions dans la chaleur suffocante de l’été de l’immédiate après-guerre.

     

      Jusque là, il n’avait rencontré aucun problème, tout s’était déroulé comme il l’avait subodoré. C’est en pénétrant dans la chambre que les choses commencèrent à mal tourner. En premier lieu, il y avait cette lumière de la Lune qui éclairait parfaitement la pièce. Il aurait dû ne rien distinguer, juste avancer vers le lit et poignarder aveuglément la forme oblongue endormie dans le lit sans se poser de questions, sans pouvoir l’identifier. Dans sa pensée, il avait décrété que son futur cadavre dormirait sur le ventre, ainsi n’aurait-il eu aucun risque d’apercevoir son visage.

     

      Dans le lit il distingua parfaitement les formes féminines du corps assoupi sur le dos. La joue droite reposait sur l’oreiller, une artère saillante traçait le dessin du cou. Ne devrait-il pas la lui trancher plutôt que de la poignarder en plein cœur ? Il porta son regard sur le buste. La sculpture de sa poitrine transparaissait à travers la nuisette, s’échappait à l’approche des aisselles, se soulevait et se reposait au rythme régulier de la respiration. Il jaugea du regard le sein gauche et considéra la longueur de la lame du couteau. Serait-elle suffisamment conséquente pour le transpercer sans anicroche et atteindre le cœur ? Peut-être serait-il obligé de s’y reprendre plusieurs fois, le couteau pouvait riper sur la rondeur de la chair. Est-ce si facile de perforer un sein, il manquait d’expérience. Il pouvait échouer, simplement la blesser sans la tuer, elle réagirait, hurlerait, ses cris alerteraient, des personnes interviendraient et signeraient l’échec de sa mission. Il n’avait pas envisagé la situation sous cet angle. Une sueur froide passa dans son dos.

     

      Il reconsidéra sa position, il allait lui trancher la gorge. Juste une simple éraflure sur la peau, une infime trace chirurgicale rougeoyant au passage acéré de la lame avant que l’entaille ne s’élargisse, que le flot de sang ne se déverse. Quelle pression exercer pour, sans coup férir, rompre l'élasticité de l'épiderme ? Il lui sembla qu’il aurait été plus aisé de l’exécuter avec un cutter.

     

      Son regard descendit le long du corps à la recherche d’une solution plus accommodante. La languette écumeuse d'un drap chiffonné posée sur le ventre recouvrait partiellement son anatomie, tel le ressac d’une vague qui serait resté suspendu, attaché à jamais à son banc de sable. Le tissu cotonneux bleuté de la nuisette affleurait à mi-cuisse et remontait obliquement jusqu’à la hanche opposée, dévoilant l’intégralité de la jambe gauche relevée qui, appuyée contre la première, formait une figure géométrique osée de définition incertaine, quoique assez proche du triangle. Il observa passivement la lame du couteau remonter lentement le long des cuisses, plonger sous la fine cotonnade et la soulever délicatement.

     

      Une blondeur pubienne explosa à sa vue. Immédiatement cette vision lui rappela la lumière mordorée du soleil illuminant les vastes étendues de champs de blé qui baignait son enfance. Le poil lissé, comme coiffé au peigne fin, était arrangé avec grand soin. Jamais il n’avait vu ou même songé être le témoin d’une telle perfection. Un enchantement ! Soudain le visage rayonnant de Moly lui apparut : il se revit courir à perdre haleine, tous deux dans les sillons rectilignes des champs de blé semés de ricanements espiègles, de cris, de fausses frayeurs échangés lors de leurs innocents jeux d’enfants. Une multitude de souvenirs remontèrent à la surface de sa mémoire, comme si jamais il n’avait quitté ce monde magique quand, chaque été, ils se retrouvaient, inséparables amis.

     

      Il laissa retomber le tissu comme l’on referme un livre, comme pour effacer définitivement la dernière image de Moly qu’il n’avait plus jamais revue depuis le jour où, à sa recherche, il avait été l’observateur involontaire de ses premiers émois dans un champ de maïs. Il était resté silencieux, respirant à peine, à la contempler hébété et, quand elle s’en fut retournée, il avait empoché l’épi encore humide en guise de trophée.

     

      Il était temps d’agir et d’exécuter enfin la mission. Ces mots sans cesse revenaient à son esprit, résonnaient dans sa tête, le torturaient. Serait-il capable de la mener à bien ? En avait-il jamais été capable ? Le doute grandissait à mesure de l’imminence de l’acte, œuvrait peu à peu en certitudes guère réconfortantes. Il repensa à ce livre de Sartre qu’il avait étudié dans sa jeunesse estudiantine : « Les mains sales » qui mettait en scène un intellectuel aspirant à prouver son utilité au sein de la Résistance française en réalisant un acte héroïque et qui, en situation similaire, s’interrogeait sur sa capacité à remplir sa mission, en l’occurrence à assassiner la personne désignée. Il esquissa un sourire. A l’époque boutonneuse, il estimait que ce n’était que de la littérature pour philosophe en mal de dissertation. Maintenant il comprenait tout le sens, l’entière portée de ces écrits et pensait, comme le héros de papier, qu’il aurait été plus commode s’il avait été plus instinctif que cérébral. Il ne se souvenait plus de la fin du roman, avait-il fini par le tuer ?

     

      Un coup de tonnerre retentit, la fenêtre claqua violemment suivi d’un bruit de carreau cassé. Une forte douleur s’empara de son poumon gauche, il sentit quelque chose remonter dans sa gorge, ses jambes ne plus le porter. Il s’agenouilla lentement, son buste tangua plusieurs fois d’avant en arrière avant de s'affaler sur le drap blanc du matelas entre les jambes de la jeune femme maintenant redressée sur le lit. Il eut le temps d’apercevoir dans sa chute le revolver encore fumant tenu à bout de bras braqué sur lui. Les narines de l’homme frissonnèrent à l’odeur âcre qui s’échappait de l’entrejambes, un voile d'incrédulité passa dans ses yeux, un dernier spasme parcouru son visage, sa bouche s’entrouvrit, un filet de sang s'en échappa.

     

      Elle replia avec précaution les jambes pour se dégager, comme si elle avait peur de le réveiller, puis se dirigea vers la salle de bain. Un bruit d'eau se fit entendre.

     

    Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.

     

  • Portrait - Récit complet

    Il y a des histoires qui ne se racontent. Celle qui va suivre en est. Elle conte quelques moments volés d’une vie, dérobés à son insu, enfin pas tout à fait car, me semble-t-il, il y eut comme un échange, certes muet mais suffisamment intense pour qu’on puisse le qualifier ainsi.Quelques lignes jetées en pâture au vu et au su de tous, conséquence de sa regrettable disparition. Oh ! Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas qu’elle soit en danger, je crois juste que notre rencontre fortuite ne nous donnera l'opportunité de nous revoir davantage car, au bout du compte ou du conte, selon que vous soyez mathématicien ou rêveur, cette histoire a une fin. C’est la rencontre d’un instant, unique, dans le quotidien de deux vies qui s'échappent chacune vers leur destin ou plus simplement vers leur aspiration, que je vais tenter de graver dans le marbre des mots, avant que ma mémoire ne me trahisse.

     

    La scène se passe un matin dans un train de banlieue au moment où les portes du wagon vont se refermer.

     

    Comme habituellement la foule, je devrais plutôt écrire la houle, se bouscule pour monter dans le train. Déjà retentit la sonnerie de fermeture des portes, actionnée par un cheminot empressé, ajoutant à la confusion des voyageurs restés poliment sur le quai. Peu de cris de réprobation, l’usager courbe l’échine. Il y a trop longtemps que la lueur ne brûle plus au fond de ses yeux pour qu’elle puisse espérer se rallumer.

     

    Je suis propulsé à l’intérieur du wagon, ça pousse ferme derrière. L’embouteillage met un peu de temps à se résorber dans le goulet d’étranglement de l’escalier. Je monte ou je descends ? Pas le temps d’attendre la réponse. La foule m’entraîne vers le bas. Je me retrouve à marcher dans les pas d’une jeune femme. Par-dessus son épaule, j’aperçois sur la droite un bloc de quatre places libres. D’un rapide calcul j’estime mes chances d’obtenir une place assise en fonction du nombre de personnes devant moi, le pronostic s’avère réservé mais jouable. Incroyablement, personne ne s’installe à ces places.

     

    La jeune femme s’assied contre la vitre dans le sens de la marche. Je prends place en face d’elle, en quinconce. Bref échange de regards, le train se met en branle, personne ne se joint à nous, un sentiment complice de satisfaction s’échappe, nous allons pouvoir prendre nos aises. De ce fait, elle relève ses genoux et pose ses pieds sur le rebord de la paroi, de mon côté je déplie mes jambes et déploie mon journal, c’est un grand format, encombrant, dans lequel on donne une foultitude de résultats sportifs.

     

    Je commence toujours sa lecture par la fin. L’instant crucial est le dépliage suivi du pliage en sens inverse de la dernière page, le parfait alignement des quatre bords deux à deux, qui déterminera le degré de confort de toute la lecture à venir. Je peine un peu. La grande feuille est récalcitrante, ne se laisse pas dompter aussi facilement qu’à l’habitude. Je sens le regard amusé de ma voisine se porter sur moi. Je ne lève pas les yeux, aucune envie d’entrevoir sa mine malicieuse. Je me reprends et m’applique à bien exécuter le bord à bord.

     

    Un mouvement de son bras, insidieusement, détourne mon attention. Une main s’engouffre dans un grand sac en toile. Il semble excessivement rempli de bric et de broc. Un cahier mauve et une règle dépassent. J’en conclus qu’il doit s’agir d’une étudiante. Sa main ressort munie d’un petit coffret.

     

    *

     

    C’est une boîte de maquillage. Je fronce les sourcils et entame la page, bien décidé à m’isoler dans la lecture afin d’en retirer un plaisir maximal et de ne pas me laisser distraire. J’ai vu tant de femmes se maquiller précipitamment dans les transports en commun. J’ai tellement constaté de catastrophes, d’horreurs, de badigeonnages excessifs, de vulgarité à faire vomir, à sentir la bille de bile taquiner l’estomac, le petit déjeuner remonter dans l’arrière-gorge, l’indigestion poindre à la vue des multiples sous-couches, couches et surcouches de maquillage qui s’empilent, jusqu’au coup fatal porté par le bâton de rouge trop gras, passé sur des lèvres qui se pincent, se tordent, simulent un écœurant baiser, afin de lisser l'immonde amas gluant. Rien que d’imaginer l'indélébile impact laissé sur ma joue m’indispose.

     

    Je me recale au fond de mon siège afin de me protéger au mieux de l'imminente agression et reprends ma lecture aussi assidûment que possible, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil dans sa direction. Ma voisine m’apparaît plutôt plaisante sous les traits encore tendres de la juvénilité. Elle arbore une longue chevelure noire savamment décoiffée. Des yeux de jais reflètent l’intensi… Bon, les résultats de Water-polo ! Qu’ont fait les Red Boys de Paris ? Dans une piscine surchauffée les Dreammers ont rapidement pris le match à leur compte en inscrivant dès la première minute un but d’antholo… C’est vrai que cette fille a quelque chose, beaucoup de charme. Elle a, comment dirais-je, une certaine forme de grâce innée.

     

    Les nouvelles sportives défilent. Elles sont lues mais ne parviennent pas à retenir mon attention. A l’orée de mon champ de vision, un incessant mouvement de bras me trouble. Je ne peux m'empêcher de l’épier, à la dérobée, tant je suis captivé par le ballet aérien de ce dernier qui valse telle la baguette du chef d’orchestre dirigeant adagio la traversière du soliste, par sa main qui virevolte avec virtuosité autour de son visage, butine délicatement la poudre magique, tamponne les joues par petites touches. Parfois son envol se suspend brièvement, le temps qu’elle se mire, affronte le mirage de son image que lui renvoie le miroir. Le cœur palpitant, ma gorge se resserre à la voir si seule avec elle-même, sans défense, livrée au monde extérieur, comme une offrande dans la fragilité de l'instant.

     

    Sans m’en rendre compte, j’ai arrêté ma lecture et reposé le journal plié en deux sur mes genoux. Je me suis laissé séduire par l'intimité de la scène. Elle a senti mon regard plus insistant. Elle délaisse son miroir, lève les yeux, soutient mon regard qui se perd dans le sien. Son visage s'éclaire, sa bouche prend une moue interrogative. Je m’attends à une esquisse de sourire. Peut-être espère-t-elle de ma part un signe approbateur. Notre échange dure, puis nos regards, concomitamment, se détournent, reprennent leur cheminement. Tant de pudeur, tant de non-dit, tant de timidité...

     

    Les Giants de New-York ont remporté leur match contre les Dallas Cowboys. J’ai la sensation maintenant que deux paires d'yeux convergent vers l'immense page des plus grands exploits sportifs. Je ne discerne plus que la profondeur de son regard qui, comme un trou noir, aspire un à un tous les mots, pénètre mon esprit, envahit chaque parcelle encore vierge. Ce ne sont plus des lettres que je décrypte, mais les traits de son être, avec une intensité qui ne nécessite le moindre mot.

     

    Le train a ralenti. Elle a rangé son matériel et s’est levée. Sa jambe a effleuré mon genou. J’ai relevé mon journal pour libérer le passage et faciliter sa sortie. Elle m’a remercié d’une voix réjouie, et je l’ai laissée partir sans rien lui répondre. Je suis resté là assis, perdu dans mes pensées, avec une folle envie de courir derrière elle pour la rejoindre sur le quai avant qu’elle ne soit complètement absorbée par la foule et définitivement perdue. Pour lui dire quoi ? Simplement, que je l’avais trouvée belle, le temps que nos pas se séparent, que nos cœurs se soulagent, que nos mémoires faillent...

     

     

     

     

    Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.

  • Premiers émois

     

    Do ré mi fa si la si do

    Écoute le chant des oiseaux, ils ont tant à nous raconter

    De là-haut ils nous observent, nous voient dans notre cachette

     

    Entends la douce mélodie des premiers émois

    Tes yeux d’azur reflètent l’immaculée lumière des cieux

    Le souffle du vent chaud câline tes frêles épaules dénudées

    S’échappe la goutte d’eau bénite de l’intimité de ton aisselle.

     

    Oh oh oh oh ! Jeune fille tendre comme le blé prend son délicat envol.

     

    La caresse des rayons de soleil entre tes jambes

    Effleure les notes sensuelles de la félicité

    Jeune fille aux longs cheveux de paille ton regard s’évapore

    Succombe à l'effeuillaison de la raison.

     

    Oh oh oh oh ! Jeune fille tendre comme le blé

    Laisse la main te guider jusqu’au suprême délice

    Frémit à la douce caresse des sens interdits

    Des doigts qui égrènent gaîment les cordes sensibles

    Dans la moiteur blonde de ton intimité.

     

    Do ré mi fa si la si do

    Écoute le chant des oiseaux, ils ont tant à nous raconter

    De là-haut ils nous observent, nous voient dans notre cachette.

     

    Seule dans le champ de maïs dans la douceur de l’été

    Tes longues jambes se délient au désir des corps

    Passe le va et vient incandescent du plaisir

    Oh oh oh oh ! Jeune fille aux longs cheveux de paille

    S’abandonne à l’épi de la malice et se répand en félicité.

     

    Jeune fille blonde à l’aube d’une nouvelle vie

    Chante la mélodie des notes aiguës de la volupté

    Oh oh oh oh ! Jeune fille blonde à l’aube de la vie

    Chante la mélodie des notes aiguës de la volupté

     

    Do ré mi fa si la si do

    Écoute le chant des oiseaux, ils ont tant à nous raconter

    De là-haut ils nous observent, nous voient dans notre cachette

     

     

     

    Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.

  • Lettre intime

    Il y a des matins, au moment de l’éveil, où j’ai envie de te dire que je t’aime. Au sortir des songes, entre l’arôme âcre du café qui passe dans le filtre de la cafetière et le crissement du couteau qui étale le beurre sur le pain grillé, ton image souriante s’invite à mes primes pensées.

     

    Il y a des matins où je m’émerveille devant le globe posé sur le bureau. J’y appose mon doigt, tourneboule la boule terrestre, la farandole des fuseaux horaires se met à danser, l’écume des océans à s’agiter. D’un soupir, je mesure alors l’impitoyable distance qui nous sépare.

     

    Il y a des matins où le chuintement du jet de la douche transperce de mille pleurs mon cœur frémissant. Dans la brume s’emparant de la salle de bain, ici je distingue un pied, là une jambe, ailleurs une partie de ton corps dénudé. Sous la caresse de la serviette, mon sexe se raidit à mesure que ton image se conçoit.

     

    Il y a des matins où je comprends que jamais nous ne nous rencontrerons. Jamais je ne m’enivrerai du parfum de tes cheveux, ne respirerai l’arôme de ton haleine, ne connaîtrai les délicieuses douceurs de ta bouche. Jamais l’éclat de tes yeux cristallins ne m’éblouira, les larmes de joie des premiers plaisirs et les sanglots de tristesse des prémices de la désillusion  ne couleront. Jamais la sueur de nos corps ne se mêlera, la sève de ton sexe ne s’accouplera à la blancheur de mon sperme.

     

    Il y a des matins où, le rideau flottant dans le courant d’air de la fenêtre entrouverte de ta chambre, l’ombre chinoise de vos corps enlacés chancelle, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine, sexe contre sexe. Dans ma tête, les idées s’embrouillent, s’agitent, s’entrechoquent. Un dernier regard, las, comme une confirmation, déjà ta main l’entraîne vers le lit. Les murs de la pièce entament leur ronde infernale, elle te sourit, ta bouche s’entrouvre, plus besoin de mots pour exprimer ton amour, tes mains caressent délicatement son visage et descendent le long de son corps.

     

    Il y a des matins où, au bord du précipice, le vide soudain m’aspire, m’inspire, me plonge dans un abîme de néant, une irrésistible envie de m’enfouir au plus profond. Je me penche et hésite à faire le grand saut. Tes lèvres s’attardent sur les siennes, caresse sa gorge tendue, titille la pointe de ses seins.

     

    Il y a des matins où le globe fait plusieurs fois le tour du monde, je ne l’arrête pas, Russie Uruguay Brésil Inde Australie…

    Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.

  • Station-service - La fin alternative d'Amicie - Part VI et FIN

    - Je ne voulais pas… je…

     

    Je bafouille, je n’arrive pas à m’exprimer correctement. Et s’il disait la vérité ? Qui dois-je croire ?

     

    - Allez-vous-en ! Si c’est votre choix, dégagez ! Restez dans l’ignorance, faites donc ce qu’ils attendent de vous…

     

    Il s’est ressaisi. Il est détaché à présent. Il ne se soucie plus de moi, je ne l’intéresse plus.

     

    - Très bien, prouvez-moi ce que vous avancez !

     

    Je n’ai pas réfléchi, j’ai prononcé ces mots spontanément. Je veux comprendre, lever le rideau sur tous les mystères qui m’entourent. Je suis épuisé, vidé. Cet homme est peut-être le seul espoir de connaître la vérité…

     

    - Vous êtes du secteur rouge n’est-ce pas ?

    - Non, du vert je crois…

    - Vraiment ?

    - Oui secteur de mutation génétique !

    - C’est ce qu’ils vous ont dit ?!!

    - C’est faux ?

    - Certainement ! Mais peu importe, suivez-moi !

    - Où allons-nous ?

    - Dans la clinique, vous vouliez une preuve non ?

    - On ne va tout de même retourner là bas!

    - Pourquoi pas ! Vous savez après trente ans passés dans cet institut, je ne vais pas chipoter pour quelques minutes supplémentaires!

    - Mon Dieu … trente ans ?

    - Oh, je ne suis pas à une année près non plus. Je dois justement récupérer ma vie pour connaître les détails de mon incarcération. Ca ne vous fera pas de mal non plus de connaître votre véritable identité !

    - Comment êtes-vous arrivé ici ?

    - Je suis censé être mort à la naissance je crois… tout du moins j’imagine que c’est comme ça qu’ils s’y prennent.

    - Je suis arrivé ici il y a deux semaines. Je me suis arrêté dans la cantine, je croyais qu’il s’agissait d’une station service. Ils m’ont…

    - Qu’est-ce que vous racontez ? Si vous étiez en secteur vert, vous n’avez rien connu d’autre que cette clinique ! Vous avez été transféré il y a bien longtemps !

    - Non !

     

    Il se trompe. C’est une effroyable machination. Ils conspirent tous pour me rendre fou mais je ne céderai pas. Je sais dorénavant que je ne peux leur faire confiance, Vassilia, cet homme… tous !

    Je ne suis qu’un pantin qu’ils manipulent. Je dois être plus fort qu’eux, ils me sous-estiment. Je n’ai pas dit mon dernier mot. Ils se croient imbattable. Ils ont tort.

    Je vais les appâter, les laisser croire que je suis tombé dans leurs filets…

     

    - Où m’emmenez-vous ?

    - Je vais vous montrer ce qu’ils font dans cette clinique, les expériences qu’ils réalisent. Le cinéma sensoriel, vous connaissez ? Nous devons accéder au secteur Nord. Il faudra être discret. Ils doivent croire que nous sommes loin à présent. S’ils réalisent que nous les avons doublés, Dieu seul sait ce qu’ils nous feront…

    - Le cinéma sensoriel ?!

    - Écoutez-moi bien. Tout ce que vous pensez savoir est faux. Votre mémoire a été paramétrée, vos souvenirs ne sont qu’illusions… Ils vous ont créé une vie, un passé. Ils ont façonné votre cerveau ! Nous sommes inconnus aux yeux du monde, nous devons récupérer ce qui nous appartient ! Ils croyaient pouvoir nous reclasser, étudier nos comportements à l’extérieur mais je ne me soumettrai pas à leur autorité. Ils nous contrôlent depuis si longtemps… Oubliez votre station-service, c’est une belle fumisterie !

    - Quel rapport avec un quelconque cinéma ?

    - C’est une technique qu’ils emploient, ils vous placent devant un écran et les images qui défilent pénètrent votre cerveau. Vos souvenirs proviennent de là. Vous verrez sur place de vos propres yeux. Allons-y !

     

    Je pourrais courir, m’évader, le planter là et filer à travers les bois. Mais je m’apprête à suivre cet homme dans l’antre de mes cauchemars. Je ne suis même plus certain que ce soit réel. Et si cette journée n’était qu’une simulation devant un écran ? Je regarde autour de moi, tout paraît illusoire, superficiel…

    Je retourne sur mes pas en suivant cet inconnu et soudain je la vois…

     

    Elle est entourée de deux hommes, ils échangent des regards complices. Je peux entendre des éclats de rire à quelques mètres de moi. Un quatrième individu s’approche d’eux. Une poignée de main à chacun. Son sourire ne la quitte plus.

    Dissimulés derrière un petit muret de pierre, deux hommes les épient.

    C’était donc un traître… Cette salope m’a trahi et savoure sa victoire avec d’autres agents de la clinique. Je voudrais la tuer, l’étrangler de mes propres mains, sentir ses os se briser entre mes doigts…

     

    - Félicitation messieurs… Mademoiselle Peters, votre intervention était remarquable. Votre patient a franchi les épreuves avec succès. Vous le féliciterez de la part de toute l’équipe psychiatrique Château du Grand Air. Il est inoffensif à présent et prêt à réintégrer la société.

    - Merci monsieur. Mais il avait des dispositions. J’étais convaincue qu’il réussirait !

    - Vous avez été admirable mademoiselle. Monsieur Lionel… tout est en ordre ?

    - Oui Monsieur. Ces papiers sont prêts. Nous n’attendons plus que lui.

     

    L’homme à mes côtés parait comblé. Il avait raison, la fierté se lit sur son visage. Il était donc le seul à dire la vérité. Je balbutie un rapide « merci »…

    Il ne cesse de me regarder, il semble satisfait. Ses yeux étincellent, une lueur de folie s’en dégage et m’éblouit. Je détourne mon regard rapidement. Quelque chose ne va pas. Il ne me dit pas tout, je sens qu’un événement terrible va arriver.

     

    Elle est en face de moi, ses gardes du corps sont derrière elle. Elle porte un tailleur noir à présent. Une longue blouse blanche en guise de manteau.

    Je ne les ai pas vus approcher. Ils nous ont eus, nous sommes perdus. La panique s’empare de moi, je sens les larmes couler sur mes joues malgré moi. Nous étions si près du but, j’avais enfin démasqué les traîtres. J’aurais dû fuir alors qu’il en était encore temps. La vérité ne me servira plus à rien. Ils vont recommencer leur traitement, me conditionner à nouveau…

    Etrangement, il ne se passe rien. J’attends, impassible, qu’ils se jettent sur moi, m’empoignent et me rouent de coups. Je ne vois ni seringue, ni arme susceptible de m’obliger à les suivre.

    Mon acolyte se lève doucement, me tend une main ferme et m’invite à faire de même.

     

    - Vous vous sentez bien Monsieur ?

     

     

    Nous sommes au bord du gouffre et il se demande comment je vais. Ce type est réellement fou. Il ne songe pas un instant à fuir. Il parait résigné.

    Vassilia m’offre sa main à son tour…

     

    - Bonjour Monsieur. Nous vous devons une explication. Je me présente, je m’appelle Marie Peters, je suis votre médecin traitant.

    - …

    - Vous avez été admis ici dans le cadre d’une étude sur des patients atteints de déviances sexuelles. Vous avez accepté de suivre un nouveau traitement dans cette clinique.

    - …

    - Suivez-nous, nous allons tout vous expliquer…

    (Fin...)

    Si vous avez aimé cette nouvelle, n’hésitez pas à laisser un commentaire sur la page Myspace d’Amicie : Cliquez ici

    Merci,

    MonsterJack

    Amicie, © 2008, tous droits réservés.

  • Station-service - La fin alternative d'Amicie - Part V

    Je me sens mal, je l’ai abandonnée, je l’ai laissée seule face à un danger auquel elle ne peut faire face. Ils vont la tuer, c’est inéluctable.

    J’ouvre le dossier, la dernière chose qu’il me reste d’elle.

    « Vince Thierry, 43 ans. Informaticien. Célibataire, sans enfant. Un homme sourit sur la photo. Il est bronzé, détendu… »

    Je suis étranger à ma propre vie. Une adresse figure au dos, je ne la connais pas.

    Un passeport, un permis de conduire… rien d’autre !

    Cette identité me laisse froid, aucun souvenir ne me revient. Aucune émotion particulière ne m’a traversé.

    Je ne me souviens plus ce que je faisais en Belgique, où j’allais en Espagne… Tout s’est effacé ! Je regarde à nouveau l’adresse : elle se situe à Paris. Quel est le rapport ? Je suis perdu, seul et anéanti.

     

    Un bruissement me fait sursauter.

    Une main glacée se place devant ma bouche et m’empêche de crier. Un bras m’attrape, un couteau glisse sous mon cou.

    Ils m’ont retrouvé. Je suis peut-être déjà mort. Je n’ai pas été assez prudent. Ma curiosité aura été fatale.

     

    - Qui est-vous ? Que faites-vous ici ? Répondez !

     

    Il s’agit d’un homme. Il ne va pas tarder à appeler la brigade anesthésiante !

    Je suis bloqué, aucune autre alternative ne s’offre à moi.

     

    - Je ne sais même pas qui je suis, vous m’avez tout volé, vous avez détruit ma vie, espèce de …

    - Chut ! Ne criez pas !

    - Qu’est-ce que …

    - Je vais retirer le couteau de votre gorge, ne bougez pas ou je vous tue !

     

    Il lâche son emprise et retire la lame précipitamment. Je n’ose le regarder, mes membres se figent. Je le soupçonne de tout, sans pour autant pourvoir imaginer quoi que ce soit. Peu importe à présent. Je serai mort d’ici peu. Ils vont surgir de toute part et se jeter sur moi, me lyncher sans pitié et enterrer mon corps dans quelque endroit retiré.

    Il me dévisage, je sens son regard se promener sur moi, pénétrer mes vêtements, agresser mon corps, pénétrer mon âme et s’enivrer de ma peur.

    Il ne me menace plus à présent. Je regarde autour de moi, il est seul !

    J’essaie d’élaborer un plan, chercher une issue…

    Il faut que je trouve une arme, un bâton ou peu importe! Je dois me protéger.

     

    - Calmez-vous ! Ne songez pas à me berner, vous n’avez aucune chance !

     

    Il parle assurément. Il reste très calme, maître de son corps, de ses émotions. La situation ne semble pas l’effrayer. Pourtant le combat est égal. Il mesure moins d’1m80, sa carrure n’est pas impressionnante. J’ai mes chances, je dois seulement faire attention au couteau. Si j’arrive à m’emparer d’une pierre, d’un …

     

    - Écoutez-moi, je crois que nous sommes dans la même situation vous et moi ! J’ai été interné au Château du Grand Air et je me suis échappé ou plus exactement, on m’a libéré !

    - Vous ne m’aurez pas avec vos mensonges. Que lui avez-vous fait ? Est-elle encore vivante ? Dites-moi que vous ne l’avez pas tuée !

    - De qui parlez-vous ?

    - Vassilia ! Si vous avez touché un seul de ses…

    - Vous êtes encore plus stupide que vous en avez l’air !

    - Je ne vous permets pas ! Après tout ce que vous m’avez fait subir ! Comment osez-vous…

    - Arrêtez de crier, je vous en prie ! Ils vont finir par nous repérer avec vos conneries !

    - Qui ? Les patients ? Ils se sont échappés ?

    - Et si vous me laissiez vous expliquer la situation au lieu de poser des questions inutiles ! Vous êtes très loin du compte !

    - Très bien ! Parlez mais ne croyez pas que vous allez encore pouvoir me manipuler !

    - Par où commencer ? Vassilia par exemple, Julia, Valérie ou peu importe. Ce sont des prête-noms ! Cette femme vous a piégé mon cher ! Mais soyez rassuré, je me suis laissé prendre à la supercherie également ! Sur le coup seulement ! J’ai été plus malin qu’eux, je n’ai pas suivi leur plan, j’ai…

    - Je ne comprends rien ! Qui sont ces personnes Valérie … ?

    - Ce sont la même personne ! Peu importe, elle était chargée de vous aider à vous échapper ! Vous êtes le sujet d’une étude expérimentale, comme je l’ai moi-même été. Ils s’intéressent au reclassement d’individus considérés comme dangereux.

    - Vassilia… une traître ?

    - Pire que ça mon vieux…

    - Mais … ils nous poursuivaient, elle s’est fait prendre, peut-être a-t-elle été torturée ?

     

    Un fou rire s’empara de l’individu. Se moquait-il de moi ? La peur laissa place à l’indignation puis la colère m’envahit. Je ne peux pas croire ce que ce fou me raconte. Il s’agit peut-être d’un patient en effet mais il est complètement dégénéré !

     

    - Vassilia m’a sauvé ! Grâce à elle, je sais qui je suis à présent : Vince Thierry et je vais rentrer chez moi de ce pas !

     

    Il éclate de rire, juste devant moi. Il ne cherche pas à se cacher. Il me défie par son arrogance.

     

    - Je pars ! Vous êtes … dingue !

    - Allez ou vous voudrez,  réussit-il à articuler entre deux spasmes ! Si cette vie vous convient, profitez-en bien M. Thierry ! Mais dîtes-moi… quelle ville vous a été attribuée ?

    - Attribuée ?

    - Oui ! Où êtes-vous censé habiter ?

    - Je… à Paris…

    - C’est une belle ville, vous avez de la chance. Ma pioche n’a pas été aussi bonne !

    - Vous divaguez !

    - N’insultez pas mon intelligence !

     

    Il s’est mis à hurler soudainement. Cet homme est plus atteint que je ne le pensais. Il était euphorique quelques secondes auparavant. La peur me noue le ventre à nouveau. Il m’effraie, je suis désemparé, anéanti…

     

    (A suivre...)

    Amicie, © 2008, tous droits réservés.

     

     

  • Station-service - La fin alternative d'Amicie - Part IV

    Elle se lève en posant délicatement sa main sur mon épaule. Ce contact, si infime soit-il a éveillé en moi un désir insensé, celui de la posséder. Elle m’est inaccessible et pourtant…

    Mon corps est submergé par une libido incontrôlable. Je ne suis plus maître de mes sens.

    J’ai cette impression soudaine de n’être qu’un pion pour cette femme si mystérieuse. Ne suis-je pas à nouveau le sujet d’une étude expérimentale ? Et si tout était programmé ?

    Il faut que je chasse ces idées de ma tête, que je me fasse une raison.

    Elle m’a sauvé ce matin, c’est indéniable. Je dois lui faire confiance et la suivre aveuglement. Elle seule peut me tirer de là…

    Elle sort un dossier jusqu’à présent dissimulé sous sa veste et me le tend…

    Je m’en empare. Je souhaiterais l’ouvrir et en découvrir le contenu mais elle ne m’en laisse pas le temps. Elle gravit déjà les marches et je n’ai d’autres choix que de lui emboîter le pas…

    J’ai la désagréable impression de tenir ma vie au creux de ma main, un ensemble de documents qui pourrait m’éclairer, me délivrer de la prison de l’oubli…

    - Nous devons rejoindre la sortie de secours à l’Ouest au fond du bâtiment.

    - Vous connaissez le chemin ?

    - Oui, suivez-moi mais ne faites aucun bruit. Nous risquons d’être repérés. Nous devons progresser rapidement et discrètement à travers les couloirs. Ils doivent nous chercher à l’Est, nous avons peut-être une chance…

    - A l’Est ? Pourquoi là bas ?

    - Votre cellule était de ce côté-là. Taisez-vous à présent…

    Nous remontons en silence l’escalier sinueux. Je la suis de près, je ne veux pas la perdre. Je sens que les prochaines minutes vont être décisives…

    Je serre le dossier contre ma poitrine, sa valeur est inestimable.

    Je reconnais la petite salle en haut : elle est vide, le silence règne. Je me risque à ouvrir la porte donnant sur le couloir…

    - Nous devons retourner à l’embranchement où nous avons été bloqués. La sortie est par là-bas…

    - Je n’ai pas d’autres choix que de vous faire confiance ! Je

    - Silence !

    Elle avance prudemment, à pas feutrés. Son sens de l’orientation me paraît soudain confus. Est-elle vraiment fiable ? Ne s’est-elle pas égarée ?

    Elle semble sure d’elle tout à coup et s’élance vers la droite dans un couloir semblable à tant d’autres.

    - Vous êtes sure de vous ?

    - Taisez-vous insouciant ! S’ils nous trouvent…

    De longs couloirs rectilignes et des dizaines de portes fermées sur l’inconnu défilent sous mes yeux au fur et à mesure que nous évoluons dans ce labyrinthe…

    Je ne sais même plus depuis combien de temps nous avons quitté notre cachette. Notre expédition n’a pas de fin. Elle semble interminable…

    Mes doigts se crispent sur la pochette, je suis terrifié à l’idée qu’une seule feuille puisse tomber. Je suis impatient de découvrir la vérité, celle qu’ils m’ont arrachée sans scrupules…

    Je suis conscient à présent du danger qu’elle a prit en me délivrant. Je lui dois ma vie, celle qu’il me reste à travers ses pages…

    Elle s’est arrêtée et me fait face. La panique se lit sur les traits de son visage. Son front s’est plissé, ses yeux ne brillent plus du même éclat.

    Elle se mord la lèvre inférieure avec anxiété. Je la sens perplexe comme si une décision s’imposait dans la seconde.

    J’aperçois alors le panneau tant attendu « sortie de secours » juste devant elle.

    Je ne comprends pas, que fait-elle ? Elle hésite naïvement à poursuivre son chemin.

    - Mes papiers…

    - Ce sont les miens !

    - Non pas ceux-là… j’ai oublié de prendre les miens ! Je dois y retourner. Ils me retrouveront sinon, ils me poursuivront. Je dois récupérer ce qui m’appartient. Ils ne doivent pas savoir où j’habite. Ma fille serait en danger, je ne peux pas les laisser faire…

    - Vous êtes folles ! Ils ont certainement déjà pris possession de vos effets personnels. Quittons ces lieux rapidement tant que nous en avons la possibilité.

    - Partez ! Fuyez, je dois y retourner.

    - Jamais sans vous ! Vous m’avez sauvé aujourd’hui. Je ne vous laisserai pas vous jeter dans la gueule du loup Vassilia. Vous pourrez déménager avec votre fille, fuir la ville, le pays si besoin. Allons-y !

    - Vous ne comprenez pas de quoi ils sont capables Vince…

    - Vince… ?

    - Partez ! Je les entends arriver…

    Elle ouvre la porte avec fracas, la lumière du jour m’aveugle. J’entends des coups de sifflet derrière nous. Je lui lance un dernier regard la suppliant de m’accompagner mais elle reste devant la porte stoïque.

    Le temps semble s’être arrêté l’espace d’un court instant. Ses yeux si doux, son corps frêle semblent soudain condamné à une mort certaine. Je suis bouleversé mais la peur l’emporte et je détale.

    - Vous trouverez l’autoroute, droit devant ! Traversez la forêt, vous tomberez dessus dans un ou deux kilomètres... Bonne chance !

    Ses dernières phrases hantent mon esprit. Je ne me suis pas retourné. J’ai atteint l’orée des bois. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait. Je n’ai entendu aucun cri, aucune plainte…

    Je suis couché derrière un tronc d’arbre, je n’entends aucun bruit. Personne ne semble m’avoir suivi. Je suis sauvé et pourtant…

     

    (A suivre...)

    Amicie, © 2008, tous droits réservés.

     

  • Station-service - La fin alternative d'Amicie - Part III

     

    - C’est un nom choisi au hasard, ne vous focalisez pas dessus. Tout ce qu’on vous a dit est faux, rien n’est réel. Les doses que vous avez reçues devaient vous faire oublier toute cette histoire. Ils voulaient supprimer votre mémoire. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, pourquoi ils n’ont pas réussi… C’est pour cela qu’ils ont décidé de vous changer de secteur. Votre corps ne réagissait pas au traitement…

    - Alors ils ont voulu muter mon cerveau ?

    - Oui, c’est ce que j’ai entendu mais vous savez, je n’étais pas dans la confidence. Je suis dépassée également…

    - Dans la station… la cantine ou je ne sais quoi, vous avez discuté avec un serveur. Vous sembliez le connaître non ?

    - C’est exact. Il s’agit d’un collègue avec qui j’ai étudié l’anatomie d’un groupe de cellules. Il venait aux nouvelles pour voir si j’arrivais à vous retenir. Jusqu’à présent, il m’était sympathique. Mais hier soir, il était agressif, il m’a fait peur. Ils se sont servis de moi également…

    - Vass ? Vassilia ?

    - …

    - Répondez

    - Vassilia.

    - Très bien Vassilia, comment expliquez-vous qu’un car de touristes soit arrivé dans la station service ce jour-là ? S’il s’agit d’un hôpital, que faisaient-ils là ? Ne me dites pas que c’est une coïncidence : tout d’abord moi, puis un car de touriste… cela fait beaucoup le même jour !

    Je suis apaisé, je viens de la piéger. Tout ce que cette folle me raconte ne tient pas la route. Je la regarde, elle parait éteinte, prête à me livrer enfin la vérité.

    Une étrange beauté se dégage d’elle à présent. Ses yeux scintillent de mille feux. Ses larmes sont-elles fausses également ? Je peux m’attendre à tout à présent. Je n’ai pas confiance en elle. Sa beauté n’est peut-être pas réelle. Je m’attends à la voir retirer son masque et découvrir un visage abject et difforme.

    Je ne sais plus quoi penser, le bien-fondé de la situation m’échappe.

    Son doux regard me perturbe, elle me paraît sincère à nouveau.

    - C’était un car de patients… Vous ne vous souvenez plus ? Ils ont tous hurlé lorsque vous avez tenté de vous enfuir…

    - Que dites-vous ? Je me suis enfui ?

    - Oui… Lorsque vous avez décidé de reprendre le cours de votre voyage, ils n’ont pas réussi à vous retenir plus longtemps. Ils n’avaient pas d’autre choix que de vous appréhender. L’heure du petit déjeuner approchait pour les patients du secteur rouge, il fallait vous évacuer au plus vite.

    - Vous semblez bien renseigné pour une simple laborantine Vassilia.

    - Je… je n’ai compris que tout cela très récemment. Je vous assure, je suis une victime, ils se sont servis de moi !

    - Comment m’ont-ils arrêtée ?

    - Après que vous … que cette Elodie et vous avez…

    - On se comprend, continuez…

    - Vous avez voulu régler la note et ils se sont jetés sur vous…

    - Je ne me souviens pas de cela.

    - Ce sont les médicaments, essayez de vous souvenir… Je ne connais pas exactement les détails mais vous avez réussi à vous libérer de leur emprise et à retourner la seringue contre cette Elodie …vous l’avez menacée ! Le personnel a perdu le contrôle, les patients en ont profité pour se rebeller. Vous avez créé la panique dans le local. Les infirmiers n’étaient pas assez nombreux. Mais ils ont pu sonner l’alarme à temps…

    - Que voulez-vous dire ?

    - Les renforts ont réussi à maîtriser la situation. On vous a assommé et vous avez été transporté dans une cellule.

    - C’était il y a combien de temps ?

    - 2 semaines… environ

    - Mon Dieu … Quel jour sommes-nous ?

    - Le 19 mai…

    - De quelle année ? Je ne me souviens plus de rien…

    - Vous êtes arrivé le 4 mai au matin. Nous sommes en 2008 monsieur !

    - Et … je ne me souviens pas non plus de mon prénom, ni de mon nom …. Qui suis-je ?

    - Je vous ai amené vos papiers. J’ai réussi à les récupérer dans la réserve avant de venir à vous.

    - Mes papiers… montrez-les moi !

    - Nous avons peu de temps, il faut songer à fuir maintenant.

    - Non ! Je veux tout d’abord connaître tous les détails de mon incarcération… Est-elle morte ?

    - De quoi parlez-vous ?

    - Je l’ai tuée n’est-ce pas ? Elodie…

    - Non mais ils ont voulu vous faire croire le contraire.

    - Pourquoi ?

    - Vous l’avez à peine touchée. Ils ont réussi à vous empoigner à temps. Je ne peux vous en dire d’avantage, je suis hors-jeu depuis le début. Je n’ai aucune idée de ce qu’il se trame ici. Je ne connais pas leur champ d’action. Je sais simplement qu’ils voulaient contrôler votre esprit, effacer votre mémoire et y introduire de nouvelles données. Mais le traitement n’a pas fonctionné sur vous. C’est pourquoi ils ont décidé de procéder à une nouvelle expérience : la mutation.

    - Je ne suis donc pas dangereux ?

    - Je n’en suis pas sure… avec tout ce que votre cerveau a subi ! Ils ont tout fait pour vous persuader que vous l’étiez. Ils y sont peut-être arrivés…

    Je tente vainement de classer toutes ces informations et de les analyser pour en trouver le sens. Mon crâne me paraît lourd, j’ai tellement de mal à rassembler les pièces du puzzle…

    Je n’arrive pas à me décider. Dois-je lui faire confiance ? Me dit-elle réellement tout ce qu’elle sait ? Je n’ose encore prendre une décision qui risque de m’être capital. Je manque de temps, je manque d’air, je manque de discernement…

    - Il faut vous décider maintenant ! Je ne vais pas rester dans cette pièce éternellement. Je vais sortir d’ici avec ou sans vous…

    - Mes papiers… où sont-ils ? Donnez-les-moi !

    (A suivre...)

    Amicie, © 2008, tous droits réservés.