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Portrait - Récit complet

Il y a des histoires qui ne se racontent. Celle qui va suivre en est. Elle conte quelques moments volés d’une vie, dérobés à son insu, enfin pas tout à fait car, me semble-t-il, il y eut comme un échange, certes muet mais suffisamment intense pour qu’on puisse le qualifier ainsi.Quelques lignes jetées en pâture au vu et au su de tous, conséquence de sa regrettable disparition. Oh ! Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas qu’elle soit en danger, je crois juste que notre rencontre fortuite ne nous donnera l'opportunité de nous revoir davantage car, au bout du compte ou du conte, selon que vous soyez mathématicien ou rêveur, cette histoire a une fin. C’est la rencontre d’un instant, unique, dans le quotidien de deux vies qui s'échappent chacune vers leur destin ou plus simplement vers leur aspiration, que je vais tenter de graver dans le marbre des mots, avant que ma mémoire ne me trahisse.

 

La scène se passe un matin dans un train de banlieue au moment où les portes du wagon vont se refermer.

 

Comme habituellement la foule, je devrais plutôt écrire la houle, se bouscule pour monter dans le train. Déjà retentit la sonnerie de fermeture des portes, actionnée par un cheminot empressé, ajoutant à la confusion des voyageurs restés poliment sur le quai. Peu de cris de réprobation, l’usager courbe l’échine. Il y a trop longtemps que la lueur ne brûle plus au fond de ses yeux pour qu’elle puisse espérer se rallumer.

 

Je suis propulsé à l’intérieur du wagon, ça pousse ferme derrière. L’embouteillage met un peu de temps à se résorber dans le goulet d’étranglement de l’escalier. Je monte ou je descends ? Pas le temps d’attendre la réponse. La foule m’entraîne vers le bas. Je me retrouve à marcher dans les pas d’une jeune femme. Par-dessus son épaule, j’aperçois sur la droite un bloc de quatre places libres. D’un rapide calcul j’estime mes chances d’obtenir une place assise en fonction du nombre de personnes devant moi, le pronostic s’avère réservé mais jouable. Incroyablement, personne ne s’installe à ces places.

 

La jeune femme s’assied contre la vitre dans le sens de la marche. Je prends place en face d’elle, en quinconce. Bref échange de regards, le train se met en branle, personne ne se joint à nous, un sentiment complice de satisfaction s’échappe, nous allons pouvoir prendre nos aises. De ce fait, elle relève ses genoux et pose ses pieds sur le rebord de la paroi, de mon côté je déplie mes jambes et déploie mon journal, c’est un grand format, encombrant, dans lequel on donne une foultitude de résultats sportifs.

 

Je commence toujours sa lecture par la fin. L’instant crucial est le dépliage suivi du pliage en sens inverse de la dernière page, le parfait alignement des quatre bords deux à deux, qui déterminera le degré de confort de toute la lecture à venir. Je peine un peu. La grande feuille est récalcitrante, ne se laisse pas dompter aussi facilement qu’à l’habitude. Je sens le regard amusé de ma voisine se porter sur moi. Je ne lève pas les yeux, aucune envie d’entrevoir sa mine malicieuse. Je me reprends et m’applique à bien exécuter le bord à bord.

 

Un mouvement de son bras, insidieusement, détourne mon attention. Une main s’engouffre dans un grand sac en toile. Il semble excessivement rempli de bric et de broc. Un cahier mauve et une règle dépassent. J’en conclus qu’il doit s’agir d’une étudiante. Sa main ressort munie d’un petit coffret.

 

*

 

C’est une boîte de maquillage. Je fronce les sourcils et entame la page, bien décidé à m’isoler dans la lecture afin d’en retirer un plaisir maximal et de ne pas me laisser distraire. J’ai vu tant de femmes se maquiller précipitamment dans les transports en commun. J’ai tellement constaté de catastrophes, d’horreurs, de badigeonnages excessifs, de vulgarité à faire vomir, à sentir la bille de bile taquiner l’estomac, le petit déjeuner remonter dans l’arrière-gorge, l’indigestion poindre à la vue des multiples sous-couches, couches et surcouches de maquillage qui s’empilent, jusqu’au coup fatal porté par le bâton de rouge trop gras, passé sur des lèvres qui se pincent, se tordent, simulent un écœurant baiser, afin de lisser l'immonde amas gluant. Rien que d’imaginer l'indélébile impact laissé sur ma joue m’indispose.

 

Je me recale au fond de mon siège afin de me protéger au mieux de l'imminente agression et reprends ma lecture aussi assidûment que possible, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil dans sa direction. Ma voisine m’apparaît plutôt plaisante sous les traits encore tendres de la juvénilité. Elle arbore une longue chevelure noire savamment décoiffée. Des yeux de jais reflètent l’intensi… Bon, les résultats de Water-polo ! Qu’ont fait les Red Boys de Paris ? Dans une piscine surchauffée les Dreammers ont rapidement pris le match à leur compte en inscrivant dès la première minute un but d’antholo… C’est vrai que cette fille a quelque chose, beaucoup de charme. Elle a, comment dirais-je, une certaine forme de grâce innée.

 

Les nouvelles sportives défilent. Elles sont lues mais ne parviennent pas à retenir mon attention. A l’orée de mon champ de vision, un incessant mouvement de bras me trouble. Je ne peux m'empêcher de l’épier, à la dérobée, tant je suis captivé par le ballet aérien de ce dernier qui valse telle la baguette du chef d’orchestre dirigeant adagio la traversière du soliste, par sa main qui virevolte avec virtuosité autour de son visage, butine délicatement la poudre magique, tamponne les joues par petites touches. Parfois son envol se suspend brièvement, le temps qu’elle se mire, affronte le mirage de son image que lui renvoie le miroir. Le cœur palpitant, ma gorge se resserre à la voir si seule avec elle-même, sans défense, livrée au monde extérieur, comme une offrande dans la fragilité de l'instant.

 

Sans m’en rendre compte, j’ai arrêté ma lecture et reposé le journal plié en deux sur mes genoux. Je me suis laissé séduire par l'intimité de la scène. Elle a senti mon regard plus insistant. Elle délaisse son miroir, lève les yeux, soutient mon regard qui se perd dans le sien. Son visage s'éclaire, sa bouche prend une moue interrogative. Je m’attends à une esquisse de sourire. Peut-être espère-t-elle de ma part un signe approbateur. Notre échange dure, puis nos regards, concomitamment, se détournent, reprennent leur cheminement. Tant de pudeur, tant de non-dit, tant de timidité...

 

Les Giants de New-York ont remporté leur match contre les Dallas Cowboys. J’ai la sensation maintenant que deux paires d'yeux convergent vers l'immense page des plus grands exploits sportifs. Je ne discerne plus que la profondeur de son regard qui, comme un trou noir, aspire un à un tous les mots, pénètre mon esprit, envahit chaque parcelle encore vierge. Ce ne sont plus des lettres que je décrypte, mais les traits de son être, avec une intensité qui ne nécessite le moindre mot.

 

Le train a ralenti. Elle a rangé son matériel et s’est levée. Sa jambe a effleuré mon genou. J’ai relevé mon journal pour libérer le passage et faciliter sa sortie. Elle m’a remercié d’une voix réjouie, et je l’ai laissée partir sans rien lui répondre. Je suis resté là assis, perdu dans mes pensées, avec une folle envie de courir derrière elle pour la rejoindre sur le quai avant qu’elle ne soit complètement absorbée par la foule et définitivement perdue. Pour lui dire quoi ? Simplement, que je l’avais trouvée belle, le temps que nos pas se séparent, que nos cœurs se soulagent, que nos mémoires faillent...

 

 

 

 

Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.

Commentaires

  • alors là je proteste où est la suite ?!!? en plus ton texte tombe super bien je prend le train ce soir ;) le suspense est très joliment maintenu et au départ on se sentirait presque pris dans la cohorte de la montée du train.
    Cependant, (peut etre est-ce ma lecture...affamée qui le dévore aussi vite) tout va très vite, peut etre que plus de suspense...plus long...
    enfin ca donne très envie de lire la suite :)

    une fan mdr ;)

  • Oui, les trains de banlieue à l'heure de pointe. On se regarde en coin, furtivement... Bon, y a quoi dans ce cahier mauve ???
    La suite, la suite !!!! Parce que là, j'ai l'impression que le flot m'a jeté hors du wagon et qu'on ne voit plus rien !!! ;-)))

  • Quel dommage qu'il l'ai laissée partir sans lui dire un mot .... parfois un seul suffit pour que le destin permette à deux personnes inconnues de se connaitre .... si j'avais été elle , mon regard lui aurait fait comprendre ... si j'avais été lui , j'aurais su trouver le mot juste .....

  • tu vois, je n'ai pas tardé... et je ne regrette pas.
    très belle et délicate rencontre que ta plume avec ces instants de poésie.
    bise
    lita

  • Tu vois mon ami, j'ai bien aimé cette nouvelle poétique, frisant l'érotisme comme cette jambe qui touche ce genou, ce moment inégalable d'une rencontre banale et sans suite dans un train de banlieue. La fin me plait particulièrement. Oui, lui dire des choses simples et vécues.
    Je retrouve avec plaisir une atmosphère que je croyais avoir oublié et définitivement perdu.
    Amitié
    Thierry

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