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Rencontre avec l'inconnue (récit complet)

PART I

 

... trop longtemps que je rame dans cette vie qui, jour après jour, me devient toujours plus médiocre et insupportable. Seul, reclus dans mon studio sans ascenseur, exigu comme l'est ma vie, parfait pour l'arrogant adolescent que j'étais, mais qui, maintenant à trente ans... Marre de toutes ces filles légères, rencontrées lors des soirées estudiantines, que l'on embrasse pour un oui ou pour un nom et que l'on dévête, en un tour de main, dans la chambre des parents qui résonnent encore des pitoyables gloussements précédant le râle des amours éméchées sans lendemain. Pointe la brûlure sournoise, s'insinuant au plus profond de mes tissus, qu'est l'envie de rencontrer une femme, une vraie femme, je veux dire ma femme, celle avec qui je construirai un avenir conjoint.

 

Jonathan reposa le stylo plume sur le bureau, saisit le bloc-notes qu'il porta à hauteur des yeux et entama une relecture sourcilleuse. Puis, rageusement, il arracha la page maculée d'encre à peine séchée, la froissa en forme de boulette et visa la corbeille à papier. « Panier ! » s'exclama-t-il d'un ton manquant de conviction. Le regard dans le vague, il respira profondément et soupira longuement. « Foutaise ! A quoi bon se plaindre sur du papier ? » Il lui fallait agir, prendre sa vie en main, et cette fois sans tour de passe-passe.

 

***

Négligemment je laisse le livre, acheté la veille, choir sur la moquette. Je m'étends pensif sur le canapé-lit, tentant de faire la synthèse de ma lecture toute fraîche. L'ouvrage traite du choix de la femme appelée à devenir épouse, puis s'en suit toute une série de conseils techniques sur la façon de la rencontrer et de l'entreprendre sans écueil. Une question obsédante tournoie en spirale dans mon esprit et me plonge dans un abime de perplexité : comment être certain de la reconnaitre ? Pour me rassurer, je récapitule mentalement une énième fois la liste des précieux conseils lus. Rasséréné, le sourire me revient ; maintenant je suis tout à fait convaincu de la stratégie à adopter. C'est à la fois facile et difficile. Cela passe par une petite introspection pour circonscrire mes envies enfouies dans les strates de ma mémoire, saisir les contours de l'objet du désir, en modeler ses formes et courbures, ciseler les traits de caractère incontournables, en gommer les imperfections, fixer le niveau d'éducation visé, et enfin porter une pointe de couleur sur son regard.

Dès que je ferme les yeux, une multitude de filles dansent sur l'écran de mes paupières closes. Elles sont belles à ravir, blondes, brunes, rousses, ivoire, ébène, mates, tachetées de candeur juvénile, souriantes, innocentes, pétillantes, espiègles. Je nage dans un bonheur intense qui me fait perdre la tête. Enivré des délicats effluves qui me submergent, je succombe à la chaleur des bouffées de plaisir qui remontent par vagues du bas-ventre et m'entrainent toujours plus profondément dans un monde de chimères. L'assoupissement finit par me gagner, les dernières exhalaisons me vainquent.

Comme l'impression d'une présence. Je me réveille en sursaut. Troublé, j'examine les quatre coins du studio désert de toute vie humaine, me lève d'un bond pour refermer la fenêtre entrebâillée. Le silence s'installe immédiatement, m'incarcérant dans mon unique pensée obsessionnelle. Je dois la traquer là où elle se trouve et non ailleurs, me rendre sur le lieu de ses flâneries et non dans les endroits improbables.

Tant de filles me plaisent, mises sciemment ‑ scientifiquement - en valeur par leur plastique infaillible, toujours dans les mêmes circonstances. Comme dans un film sans fin qui, perpétuellement, repartirait du début. La scène est inondée de la lumière éblouissante du soleil, des filles se baladent nonchalamment le long d'une grande avenue, on dirait le boulevard Saint-Michel dans le Quartier Latin à Paris, elles sont nombreuses à la parcourir, par petits groupes, les épaules dénudées, tout sourire, le verbe haut, les éclats de rires spontanés, elles sont jeunes, rigolent, bavardent, le temps n'a pas encore d'emprise sur leur visage éclatant, le regard illuminé de l'insouciante assurance des personnes qui croient que tout est possible, qui ne savent pas encore que tout est figé, que la société n'avance pas à doses de rêves et d'illusions mais à coups de pétarades économiques. Elles semblent si heureuses, si rayonnantes... Le temps d'une belle éclaircie. Elles sortent de leur tanière faire un peu de shoping, entre deux averses, entre deux nuages noirs annonciateurs, qu'elles ne veulent pas encore apercevoir, le sac en bandoulière, le cœur léger, l'esprit fugace. L'illusion. Les vacances sont déjà passées, l'été n'est plus qu'une résurgence du passé, l'automne se profile avec en ligne de mire l'hiver et son cortège de coups de gel, de déprimes et, elles, l'âme en berne, accrochées à leur téléphone, les yeux rougis, appelant au secours leur copine guère plus fraîche.

D'un mouvement ample, mon bras balaie dans le vide un objet imaginaire, comme pour mieux me signifier qu'il est grand temps de tourner la page, qu'il faut chercher, ne pas s'arrêter au superficiel, ne pas se laisser attirer par le délicieux nappage sucré des filles souriantes ; se méfier, prendre du recul, discerner si elles sont prises ou éprises, si l'incontournable peut se détourner.

 

PART II

 

Instinctivement, mes jambes se remettent en branle comme pour m'aider à évacuer le trop plein de pensées qui bouillonnent dans ma tête. Repérer l'âme seule... sans état d'âme. Celle qui, au fond d'elle-même, espère rencontrer quelqu'un, l'attend inconsciemment, sans se l'avouer, en laissant le temps frapper à sa porte.

Mes pas s'accélèrent à mesure que l'excitation me gagne. Cette femme existe ! Il me faut la trouver, accrocher la prunelle de ses yeux, happer la faible lueur qui s'en échappe, transpercer le voile de son intimité dissimulée, ressentir son émotivité, au rythme de son pouls, saisir son code-barres, sa vision singulière des choses, respirer le même air, inspirer les mêmes effluves de vie, avoir l'illusion de partager un instant et, à la croisée des regards, la cueillir. Je suis au comble de l'excitation quand je m'arrête face au miroir qui renvoie le reflet rougi de mon visage. De grosses gouttes de sueur perlent sur mon front. Je les éponge du revers de la manche et reprends ma marche désordonnée.

Il faut une certaine dose de pugnacité pour trouver cette femme, beaucoup de patience, d'investigations, de ténacité. Elle existe, je le sais. Par tous temps j'arpente, jour après jour, les rues de Paris, bats le pavé d'un nombre incalculable de pas, fréquente les lieux les plus propices à sa rencontre. Peu à peu elle prend forme dans mon esprit, pas de manière précise, mais souvent je vois son sourire, son regard, son désir. Je la ressens dans tout mon corps, comme si elle était en moi. A certain moment je la perçois si fortement que je la sais toute proche de moi, à quelques mètres. Il suffit de la découvrir dans la foule, une fille dans la masse comme dirait une de mes connaissances, et puis, soudainement, cette sensation s'évanouit, la chair de poule me quitte, elle a disparu. Peut-être a-t-elle pris un bus, hélé un taxi, ou s'est engouffrée dans une bouche de métro ? Parfois une semaine entière je ne reçois de signaux, ni la moindre palpitation. D'autres fois me mènent sur de fausses pistes.

Je suis conscient de ma faiblesse : voir une fille portant une robe tricotée sur une peau bronzée me transcende littéralement. Cette image obsessionnelle ne doit pas corrompre ma quête. C'est ce que je me dis au sortir de la bouche de métro quand, au moment d'emprunter l'escalier, un tel spécimen se présente face à moi en haut des marches. Je ne parviens à détacher mon regard de la silhouette qui se découpe dans l'azur brouillé du ciel parisien, ni à empêcher mon corps d'entreprendre sa mutation : pétrifié, je sens mes muscles se raidir, mes jambes s'alourdir, mon corps se paralyser, ma respiration se retenir, ma vue s'immobiliser en une focale fixe.

Elle entame sa descente. Je reste en bas, quelques secondes immobiles, interdit, incapable de gravir la moindre marche. Mon regard ne peut se détacher du tempo de sa robe qui, à chaque enjambée, épouse parfaitement ses formes généreuses. Un filet de salive descend langoureusement le long de ma gorge quand ses cuisses traversent mon champ de vision. Une délicieuse sensation de chavirement m'envahit, un ardent désir me prend. Ne pas craquer. Ne pas l'aborder. Une irrépressible appétence monte. Ne pas se focaliser sur sa robe trop courte qui remonte à l'entrebâillement des cuisses, chaque marche descendue. Elle est toute proche, nous allons nous croiser, elle va me sourire, un petit sourire, aguicheur, espiègle, diabolique.

Arrivé à la surface, l'agitation de la rue, le vrombissement assourdissant des moteurs, la fureur de la ville m'happent. Déjà d'autres images se bousculent, s'entrechoquent : sur la gauche, un juvénile groupe de ravissantes asiatiques se manifestent gaiement, à droite une jolie italienne fume une cigarette à l'arrêt du bus, et que dire de la russe qui, distraite, sort d'un magasin de luxe et manque de me heurter. Peu à peu l'image de la fille à la robe tricot s'estompe, se fond dans l'incroyable succession de nouvelles images qui s'offrent à ma rétine.

 

PART III

 

Le vent se lève faisant tourbillonner les feuilles mortes sur le trottoir. Le ciel s'obscurcit. Des nuages menaçants obstruent l'horizon qui se dessine au bout du boulevard. Il ne va pas tarder à pleuvoir. Le 21 descend furieusement son couloir. A l'instant, je me décide à le héler. Le bus stoppe immédiatement sa course, la porte s'ouvre. Étonnamment, il est au trois-quarts vide. Je m'installe contre la vitre, côté trottoir. Quelques gouttes de pluie frappent le carreau. Les devantures éclairées des magasins brillent de mille feux de couleur à travers le prisme des gouttelettes d'eau, comme dans un kaléidoscope. Le bus s'arrête. Une lumière rougeâtre blafarde éclaire l'habitacle.

La pluie s'intensifie. J'observe avec amusement l'agitation soudaine, l'ouverture subite des parapluies, le pas pressé des piétons, le retrait précipité du tourniquet de cartes postales, le déploiement malhabile d'une bâche usée pour protéger les livres, le reflux des passants sous le store des boutiques, la promiscuité des portes cochères, l'ingéniosité de certains avec tout ce qui peut faire office de protection contre l'intempérie et une fille qui, imperturbable, reste attablée sous un parasol.

Je la regarde, si calme au milieu de ce tumulte, concentrée sur les mots qu'elle jette sur un carnet de notes. Rien ne semble la toucher, la perturber, la sortir de sa bulle. De ma place, je ne peux apercevoir son visage. De grandes boucles rousses serpentent le long de son bras qu'elle a replié sur la table pour protéger son écriture des éclaboussures. J'observe mi- étonné mi- amusé le mouvement nerveux du stylo d'où sort un flot ininterrompu de lettres et de signes. Admiratif, je me projette avec envie à sa place. Elle est dedans et moi dehors. Pensive, elle relève la tête et met distraitement son stylo plume à la bouche. Elle semble relire son texte. C'est à ce moment que je prends conscience, qu'un déclic est en train de se produire en moi, comme le craquement ou plutôt l'effondrement d'une façade vieille de trente ans.

Le frein à main se desserre dans un couinement d'outre-tombe. A la contempler, je ne sais si elle est belle. Peu m'importe, pour la première fois je regarde une femme différemment. Le bus tangue légèrement. Je sens qu'il se passe quelque chose en moi. D'un coup il redémarre. Je comprends que la fille recherchée est certainement celle-là. Il roule. Cinquante mètres. Que c'est peut-être mon unique chance. Il prend de l'allure. Cent mètres. Que je ne dois pas la laisser passer. Il atteint son rythme de croisière. Deux cents mètres. D'un bond je me lève et cours dans le couloir, demande au chauffeur de bien vouloir me laisser descendre. Il refuse. Trois cents mètres. Je lui explique la situation : La fille - étais sûr qu'elle - dernière chance. Mes propos sont confus. Il ne veut rien entendre. Cinq cents mètres. Je le supplie. Mes mots sortent de manière désordonnée. Toujours la même réponse : au prochain arrêt, prochain arrêt, p-r-o-c-h-a-i-n  a-r-r-ê-t ! Il n'en démord pas. Le bus file maintenant à vive allure avant de freiner brusquement. Les portes s'entrouvrent, je m'échappe promptement, courant maintenant en sens inverse, remontant à toute jambe le boulevard. La pluie fouette mon visage comme un châtiment comptable de mes pêchés de coucheries trop nombreuses rendus au centuple aujourd'hui.

La terrasse du café inondée par l'averse est maintenant déserte. Je me précipite à l'intérieur du bar, cherchant la fille d'un premier regard. Je ne l'aperçois pas. Inquiet, j'examine alors table après table, d'abord celles occupées par une seule une personne, puis celles partagées : peut-être a-t-elle retrouvé une amie ou pire donné rendez-vous à son copain. Je scrute chaque visage, saisis au vol la moindre bribe de conversation qui pourrait me donner un indice. Rien. Rien. Rien ! Je m'avance le long des travées, heurtant maladroitement les chaises mal alignées, m'excusant platement. Je fouille du regard chaque coin et recoin. Le rythme de ma respiration s'accélère, je me sens désemparé. Un vent de panique souffle en moi, je sue à grosses gouttes dans ce café surchauffé aux vitres embuées. J'intercepte un serveur qui vient sur mon passage et l'interroge. « Quoi ? Quelle fille ? Si vous croyez que j'ai le temps de m'intéresser à toutes les clientes qui défilent ici ! » C'est vrai ma fille n'a rien d'une pétulante blonde, elle fait plutôt dans le discret, l'anodin, l'invisible, l'inexistence.

Je ressors du café, détruit. Devant moi ne reste que la table détrempée où se tenait il y a encore peu la jeune inconnue. Elle n'a pas encore été débarrassée. Une boulette de papier froissé dépasse d'une grande tasse de café. Je l'a saisie et la glisse dans la poche de mon blouson. Un bus arrive en sens inverse. Je le hèle et monte. Le bus est vide. Je m'installe au fond et branche mon Ipod. Le bus file à vive allure dans les rues désertées et la voix plaintive de Mick Jagger sur les accords mélancoliques de la guitare de Keith Richard m'accompagne jusqu'au fond de la nuit dans ce dernier périple.

 

***

Jonathan défroissa la boule de papier ... Marre de passer ma vie seule en compagnie de mon carnet de notes. Envie de rencontrer ma moitié, je veux dire un homme, mon homme, avec qui je construirai un avenir à deux.

MonsterJack Tous droits réservés 2009

 

 

Commentaires

  • Bonsoir MonsterJack,
    Merci pour ce beau texte, heureuse de retrouver vos écrits, bien trop rarement par manque de temps.
    Ce rendez-vous manqué, facétie d'un destin moqueur, est si vivant, si réel, qu'il nous rappelle qu'on a tous un jour manqué un rendez-vous qui eut changé le cours de notre existance.
    Si le destin ne se jouait de la vie...Comment nous raviraient les écrivains?
    Bien amicalement.
    Babs

  • Merci pour ton commentaire, Babs, plein de finesse et de clins d'oeil.
    Au plaisir de te revoir sur un prochain texte.
    MJ

  • Tous ces destins qui se croisent sans se rencontrer. C'est précisément ce qui me terrifie (le mot est juste) dans les grandes villes. On y rate toujours quelque chose et dans ce cas, c'est une rencontre qui aurait pu changé deux vies.
    Aurait-il rencontré cette femme à la campagne ? J'en doute, elle est de la ville, elle est la ville, tout comme lui.
    Il eput passer les prochains jours à errer dans le quartier, Paris est finalement un conglomérat de villages. Était-elle en transit ? Rendait-elle visite à une obscure tante ? Les probabilités ne sont pas en sa faveur, il nous faut savoir happer l'instant.
    J'ai apprécié la lecture.
    Amitié
    Thierry

  • Quel plaisir de te retrouver !
    Oui, j'ai adoré traiter de ce thème. Il est infini et au fond de chacun de nous, il nous retient , nous fait nous interroger quelques minutes, quelques secondes avant que la vie ne reparte de l'avant.
    Merci pour ta lecture et à bientôt l'ami.
    MonsterJack

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