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  • L'échange (Part I)

    Elle se tenait debout, fermement campée sur ses jambes, défiant l’imprévisible roulis de la rame de métro. D’allure décidée, le port de tête altier, il se dégageait d'elle l’impression d'une inaltérable assurance. Vue de mon strapontin, elle s’érigeait en une sublime déesse venue de nulle part, au charme inaccessible. Comme vêtue d’un bouclier magnétique emprunté à une série SF, nul regard ne pouvait la transpercer. Oser le soutenir exposait à des dommages irréparables. Pénétrant, tel le rayon acéré d’un laser, il forçait au respect, à s’en détourner, à baisser la tête, à s’humilier en public.
    Quelques centièmes de secondes dérobés, à la regarder furtivement, à reconstituer de mémoire les pixels égarés de son visage, à s’imprégner de la sensualité exhalée par le teint mat de sa peau, à se laisser bercer par le ressac de sa crinière de jais léchant le sommet de ses épaules...
    Une ultime fois, je tentai de la prendre, de lui montrer mon désir de la découvrir, de parcourir à perdre haleine les contours de son visage, de reconnaître la couleur de son regard, de sentir le parfum de son émotion, de vivre le paroxysme de son cri cristallin, de saisir de plein vol le battement de ses cils, de capter l’intensité de son être à travers ses yeux, ses yeux noirs de désir, et d’y déceler le secret d’une vie masquée par l’apparente dureté de son expression, de raviver les braises de son cœur frigide, de la dévêtir de l'opacité de son voile. Car derrière cette apparence, devait se dissimuler la fragilité d’un être oppressé par le vis-à-vis subi du regard extérieur, en porte à faux avec le monde alentour.
    Née d’une grâce indicible, elle ne savait laisser de marbre. La dévisager, voler son regard, c’était se perdre à jamais, prendre le risque de ne plus jamais voir la vie de la même façon, en rose le jour et en noir le soir quand, seul dans le grand lit désespérément délaissé de toute sensualité, le souvenir de cette femme inaccessible s'esquisserait.
    Elle me fascinait, me frustrait. Je ne souhaitais pas entamer une conversation, ni mieux la connaître, mais juste la regarder, puis la laisser repartir et enfouir ces quelques instants au plus profond de mon esprit, avant qu’elle ne s’évanouisse, chassée par d’autres chocs, d’autres chaos...
    Vivre quelques secondes en elle, comme dans le regard de deux inconnus qui se croisent et prennent un peu de plaisir à se flatter la rétine, le temps d’un échange, le temps d’un oubli, de soi, de l’autre, d’une vie qui défile inexorablement. De la détresse à l’euphorie, tombe le masque de la défiance, séance tenante et, par temps de bise piquante, lorsque coulent mêlées larmes de désarroi et d'allégresse, jamais deux êtres, aussi proche l’un de l’autre, ne se sentent plus complices encore que s’ils se connaissaient.
    Je voulais la croiser et, d’un regard, transformer l’humeur d’une journée. Je voulais le lui faire entendre entre les stations de métro Saint Lazare et Pyramide. Las, elle me repoussa une fois encore. Nulle complicité et, au bout du tunnel, la méprise ! Que devait-elle penser ? Voyeur, dragueur, timide? Pis, maniaque, sadique, détraqué sexuel... L’horreur pour elle, le déshonneur pour moi.
    Mais, qu’elle était fière! Qu’elle m’agaçait à me considérer ainsi, à me repousser constamment, à me blesser, à triturer mon amour propre! La rame s’est arrêtée et...

    (A suivre...)

    Jack Monster, © 2007, tous droits réservés.

  • Daisy Nepsy : Derniers instants...(PART IV et FIN)

    Encore ce soir, ils tambourinent à ma porte avec acharnement. Comme les autres fois, ils sont ivres. Je reconnais la voix de Mc Coy qui déblatère des insanités, celle de Ted qui en rajoute une couche et le rire glauque d’Harry.
    - "Ouvre salope, mais ouvre donc!", vocifère Mc Coy.
    - "On va te faire du bien, aller au 7ème ciel! Ha! Ha! Ha!" beugle Ted.
    - "On va te faire grimper..."
    Harry n'a pas le temps de finir sa phrase, Mc Coy, dont la colère monte, lui coupe la parole.
    - "Qu'est-ce qu'elle a cette pute ce soir, elle ouvre pas? Hurle-t-il, enfonce la porte, Ted!"

    Ce soir je n'aurai pas le courage de subir la violence de ces hommes avinés. Je ferme les yeux, et je vois les images de ma mise à mort défiler. Ils défoncent la porte, puis se précipitent furieux dans l'entrée, je suis là assise au pied de l'escalier, le visage enfoui dans mes jambes repliées sur ma poitrine, à les attendre en victime expiatoire. Ils se ruent sur moi comme on se jette sur une proie blessée, je prends peur et m'enfuis dans l'escalier. Ils me cherchent, animal traqué sans défense, et finissent par me débusquer au fond de la chambre, prostrée contre le mur, ils se jettent sur moi sans ménagement. Le défilement des images devient saccadé, stroboscopique à mesure que se succèdent brutalement les gros plans. Un bout de sexe sort de la braguette entrouverte d'un jean... Des doigts boudinés dégrafent maladroitement mon soutien-gorge... Une langue râpeuse s'enfonce fébrilement dans ma bouche... Le contact froid d'un canon de flingue sur ma tempe... Des nouilles pendantes qu'ils m'obligent à sucer... Ma bouche béante qui enfourne tour à tour leurs puanteurs de bites... Le craquement sec de l'écartement de mes jambes... Des pognes qui s'abattent sur mon visage quand je ne suis pas assez docile à leur goût... Le cuir des chaussures qui me rouent de coups de pieds dans les côtes après avoir satisfait leurs besoins.... Une bouteille de whisky se fracasse sur mon crâne... Un corps meurtri inanimé sur le sol...
    Je sens que les forces m'abandonnent. Je ne peux continuer à subir ce châtiment, mais il n'y a plus d'issue, Il est trop tard, je n'aurais pas dû....

    Depuis que Mc Coy m'a extirpée du Little Down, je n'ai plus de travail. J'en cherche, mais je n’essuie que des refus. On me colle une étiquette de femme à histoires. Je pense que les gens, et en particulier les femmes espèrent que je vais quitter le village, laisser leurs hommes en paix, disent-elles. Je manque de ressources. Ted, Mc Coy et Harry se sont cotisés pour me payer le loyer de la maison. Tous les mois, ils me versent un petit pécule. Je sais, je n'aurais pas dû accepter, mais...Je ne sais où aller et j'ai toujours pensé que cette situation serait provisoire, que bientôt je trouverai du travail et m'en sortirai toute seule...

    Fuir, au plus vite et à jamais. Je n'ai plus d'autres issues que la mort, seule délivrance, plus d'autres issues que cette étroite fenêtre de la salle de bain qui donne derrière la maison.

    Sur la falaise, tel un fantôme, drapée de ma longue chemises de nuit blanche, flottant au vent, que la lumière de la Lune rend fluorescente, je cours à perdre haleine, poursuivie par la meute braillarde d'hommes prêts à toutes les ignominies. J'atteins l'extrémité de la falaise. Encore quelques mètres et tout ce cauchemar sera fini à jamais. La fin de mon voyage sur terre. Ces derniers mètres me paraissent interminables. Je tourne la tête en arrière et constate qu'ils ne pourront pas me rejoindre. Je suis soulagée. Devant moi l'horizon infini se déploie. Soudain mon pied droit foule le vide. Je culbute la tête la première, puis j'écarte les bras et les jambes pour maîtriser au mieux ma longue chute libre. Cent quatre-vingts degrés d'un décor majestueux, la mer à perte de vue, où certains jours elle ne fait qu'un avec le ciel. Ma vie ne défile pas devant mes yeux, elle n'a été qu'une succession de moments douloureux. Cela n'en vaut pas la peine. Je suis sereine devant l'immensité du néant qui m'attend. Le vent s'engouffre dans ma chemise de nuit et me procure une dernière sensation agréable. Je vois le grand pic surplombant la mer se rapprocher à grande vitesse, j'entends un grand fracas suivi immédiatement d'une intense doul...

    (Fin...)

    Jack Monster, © 2007, tous droits réservés.

  • Daisy Nepsy : Derniers instants...(PART III)

    Les hommes du village se sont attroupés autour du corps.Le shérif invective ses hommes.
    - "Dégagez-moi tous ces badauds et établissez un périmètre de sécurité !"
    La confusion gagne.
    - "Que doit-on faire maintenant?" s'inquiète son adjoint, Mc Coy.
    Le shérif hésite, il n'a pas l'habitude de gérer ce genre de situation. A vrai dire, depuis qu'il est shérif à Downdown, il n'a jamais été confronté à un tel cas.

    *

    Ne sachant où loger, je m'installe chez Mc Coy. "Quelques jours, je lui précise, le temps que je me retourne." Effectivement, je n'y reste guère plus, mais pour une toute autre raison. Mc Coy est d'un abord froid, il porte toujours ses lunettes de soleil Police, sa voix trahit une certaine raideur et il ne se sépare jamais de son flingue même quand il n’est pas en service.
    Rapidement nous avons des relations sexuelles, car avec lui, il n'y a pas d'ambiguïté. Il ne fait jamais l'amour, il baise. Je le vois dans ses yeux. Cela me convient car je ne l'aime pas, mais j'éprouve un plaisir charnel.
    Le plus souvent, il m'attache au barreau du lit avec une paire de menottes, je n'oppose aucune résistance, j'avoue que ça me plait d'être enchaînée comme ça, livrée en pâture, de lire dans ses yeux le plaisir qu’il retire de sa domination animale. Je ne risque rien, je le prends comme un jeu sans suite, j'ai confiance, il est flic.
    Aujourd’hui, mon plaisir n’est plus le même. Il laisse place le plus souvent à une vive appréhension à mesure que grandit son insatiable avidité. Il devient de plus en plus violent dans nos rapports sexuels, ses yeux me terrorisent, son souffle me répugne. Je dois m'exécuter à chacun de ses désirs. Je n'éprouve plus aucun plaisir, la peur qu'il me fasse mal me tenaille et avive ma douleur. Il ligote mes mains au lit, écarte mes jambes de force et me pénètre frénétiquement. J'essaie de me débattre, je hurle paniquée "non pas ça !", je le supplie d'arrêter, de renoncer. En retour, je reçois de grandes gifles. Je n'ai plus la force de lutter. Je capitule, je le laisse faire en attendant qu’il en finisse. Puis, je m'enferme dans la salle de bain où je m'effondre de douleur, de désespérance et je me vide de mes larmes. Seule avec cette atroce brûlure qui saigne mon cœur et mon entre-jambe,  j'ai envie de mourir, de me laisser mourir.

    *

    L'ambulance est repartie, sirène en berne. Les hommes quittent la plage et se dirigent par petits groupes vers le Little Down. Une vague lèche déjà l’inscription tracée maladroitement sur le sable humide : DAISY NEPSY FOR EVER. Un gamin au loin lance un galet dans la mer. Inexorablement la marée monte effaçant toute trace du passé...

    *

    Encore ce soir, ils tambourinent à ma porte avec acharnement...

    (A suivre...) 

     

    Jack Monster, © 2007, tous droits réservés.

     

  • Daisy Nepsy : Derniers instants...(PART II)

    La pluie redouble d’intensité, je frappe désespérément à la porte qui reste close. Devant l'insistance des coups, le panonceau « Fermé » se décroche... La porte finit par s’ouvrir sur un grand type baraqué qui, stupéfait, me reluque de haut en bas, comme pour jauger mon état général. Je grelotte de froid, des filets d’eau glacée s’échappent de mes cheveux plaqués contre mon visage violacé et coulent le long de ma nuque jusqu’au bas du dos, mes habits détrempés collent à mon corps transi, je dois avoir une allure pitoyable. Sans me laisser le temps de glisser un mot, il me fait signe d’entrer d’un geste ample. Je suis éreintée. Je viens de parcourir à pieds un nombre incalculable de kilomètres. Trop sans doute. Je prends soudainement conscience de la stupidité de mon entêtement à vouloir poursuivre cette excursion sur ce chemin côtier appelé "le sentier des douaniers". J’aurais dû m’arrêter dès les premières gouttes de pluie, le ciel ne laissait espérer meilleur augure.

    J’entre dans la salle, les chaises sont retournées sur les tables. Il  allume un feu dans la cheminée, reviens vers moi avec des vêtements secs et me les tend. Il me dit : « Ne bougez pas, réchauffez-vous, je m'occupe de tout !»
     Je l’entends s’activer dans la cuisine. Il revient avec un plateau sur lequel sont disposés une assiette d’œufs au bacon, 2 verres à pied et une bouteille de vin rouge californien. Il me souhaite un bon appétit  et remplit les deux verres. Nous discutons une bonne partie de la nuit, à se raconter nos vies, à se découvrir. Il me fait part du décès de sa femme survenu il y a quelques mois d'un tragique accident de la route. Je me sens obligé de compatir. Il hausse les épaules et ajoute malicieusement  qu’il vient aussi de perdre sa serveuse qui l’a quitté du jour au lendemain pour rejoindre son ami. Je lui réponds en clignant de l’œil que cela fait beaucoup pour un seul homme en si peu de temps!
    De sourire en rire, une complicité naît. D'attention en délicatesse, il me conquière. Je retrouve en lui un peu du père que j'aurais aimé connaître, le confident jamais rencontré. Les heures tournent et j'accepte son offre de barmaid.
    Le lendemain matin j'œuvre derrière le comptoir, prête à servir la clientèle. Je réarrange le bar, le rends plus coquet, y ajoute une note de musique, appose ma griffe. Ted est ravi et me laisse carte blanche.
    En peu de temps le Little Down  a une toute autre apparence et devient beaucoup plus accueillant. La clientèle revient. Il y a une bonne ambiance, les gens rigolent, plaisantent. Je suis leur égérie, tout le monde m'aime. Je sais que Ted est fier de moi et de lui aussi par la même occasion. Il est très attentionné avec moi et fait tout pour me rendre la vie agréable. Il est mon ami, il se comporte comme un père pour me guider, m’apprendre et me rassurer. De temps à autres, je sens son regard se porter sur moi. Je décide de ne pas y prêter trop d'attention, cela ne me dérange pas, je pense même que c'est naturel, la conséquence évidente de notre association.
    Ma vie est idyllique, je vis un rêve éveillé...

    Un soir, alors que je ferme l'établissement et débarrasse les dernières tables, je sens son regard se porter avec insistance sur mes fesses au moment où je me baisse pour nettoyer une table. Je me raidis, mon cœur se mets à battre très fort, le sang me monte à la tête et me brûle le visage, j'ai chaud, ma vue se brouille, je fais comme si de rien n'était, enfin j'essaie.
    Je l’entends arriver derrière moi. Il pose les mains sur mes hanches et embrasse ma nuque. Je ne dis rien, je me fige, le battement de mon cœur devient incontrôlable, il relève ma jupe et baisse délicatement ma culotte. Je n'esquisse aucun geste, je le laisse faire. Il me caresse les fesses et il me prend. Je ressens une jouissance absolue, comme jamais un homme ne m'a donné autant de plaisir en faisant aussi simplement l'amour, c'est pur, j'en pleure.
    Ce moment reste gravé à jamais dans ma mémoire, peut-être que je l'attendais depuis longtemps sans en être consciente. Son statut évolue et passe à ami-père-amant. Je suis éperdument amoureuse de lui. Des journées et des nuits entières, nous faisons l'amour. Le pub reste fermé un mois pour cause officielle de congés. Durant ces vacances, notre amour est fusionnel, nous ne nous séparons plus, seuls tous les deux 24 heures sur 24.

    C'est à la réouverture que les choses se gâtent. Son comportement change. Il ne supporte plus la familiarité des clients à mon encontre, devient susceptible, jaloux, voire même parfois agressif avec de la clientèle. Ma vie sombre dans d'incessantes disputes futiles, pour un oui ou un non, pour un rien, pour un coup d'œil. Sa jalousie devient maladive.
    L'ambiance délétère fait fuir les derniers clients, les journées interminables se succèdent, la vie devient invivable. La maladie le ronge, le rend colérique. Jusqu'au jour où, après une énième dispute, il décroche le fusil à pompe qui se trouve sur le côté du comptoir et il me le pointe sur la mâchoire. Il hurle :"T'es qu'une salope, une traînée, tu veux tous te les faire!"
    Mc Coy, l'adjoint du shérif, providentiellement en train de boire sa pinte de bière, intervient. Il réussit à le convaincre de lui donner le fusil. Mc Coy me prend énergiquement la main et me signifie sur le ton de l'injonction : "Venez, vous ne pouvez pas rester ici." Nous franchissons le seuil de la porte. Ted nous regarde sortir, impuissant, il ne peut s'opposer à un agent de la force de l'ordre, tuer le flic le mènerait trop loin.

    *

    Les hommes du village se sont attroupés autour du corps...

    (A suivre...) 

     

    Jack Monster, © 2007, tous droits réservés.

  • Daisy Nepsy : Derniers instants... (PART I)

    Ce corps à l'abandon qui dérive, livré aux courants marins, ballotté par les primes vagues côtières...c'est le mien! Sans âme qui vive, retournée sur le ventre, bras et jambes écartées, je me trouve belle, vêtue d'une simple chemise de nuit blanche, telle une voile gonflée non de vent, mais gorgée d'eau salée, avec ma longue chevelure détachée, libre de ses mouvements, de se laisser porter par les flots. Je possède cette beauté emphatique qui sème un jour ou l'autre le trouble et chavire les cœurs. Dans le scintillement du reflet chahuté de la lune, je suis cette pâle étoile blanche noyée dans une mer d'encre de Chine, ce frêle esquif qui, à chaque instant, risque de se rompre et de couler corps et biens. Libéré de toute amarre, mon corps semble en parfaite symbiose avec l'élément liquide retrouvant ses aises utérines, juste retour des choses. Ah si seulement la vie ne m'avait fuie, quelle sérénité, quelle délivrance! Dernière note d'amertume en fin de non recevoir... 

    *

    Le téléphone sonne chez le Doc et le tire d'un profond sommeil. Amorphe, il regarde dubitatif son réveil qui indique une heure très matinale, comprend que c'est la sonnerie du téléphone qui vibre dans sa tête, décroche le combiné et répond d'une voix peu affable :
    - « Allo, Docteur Harry… »
    - « Doc, on a besoin de vous! Un noyé, enfin une, sur la plage de Downdown. »
    Le temps de se débarbouiller puis de s’habiller et il file. Encore ensommeillé, il pense au café qu'il n'aura pas le temps d'avaler au Little Down, le pub de Ted. Il y a bien longtemps qu'il ne s'y est pas rendu, depuis...

    La dernière fois… C'est avec moi! On a l'habitude d’y prendre nos cafés. C'est ici qu'il m'a connue, c'est ici que je le quitte. Inéluctablement.
    Harry, marié sans enfant à une certaine Laury, habite une petite bourgade située à une quinzaine de kilomètres de Downdown où il exerce. Tous les matins vers 8 heures, Harry passe avant sa première consultation. On s’amuse à prendre notre petit déjeuner au pub, chacun d'un côté du bar, on joue au jeu de la séduction entre la barmaid et le client, on s'échange des baisers à la dérobées, on s'écrit des mots doux sur les tickets de caisse… Ted, le patron, nous regarde parfois avec agacement, mais il se résigne à n’en souffler mot.
    Donc, le jour de la séparation, je passe de l'autre côté du bar et je l'entraîne vers une table un peu à l'écart. Je le regarde fixement dans les yeux et lui déclare simplement : "Harry, c'est fini". Il me dévisage, presque la larme à l'œil. Il ouvre la bouche, mais aucun mot n'en sort. A quoi bon rajouter quelque chose. Cela fait en réalité bien longtemps que c'est fini. On se voit très peu, souvent au pub, parfois dans une chambre d’hôtel les rares soirs où nous sommes libres en même temps. Il est le seul docteur du district et le Little Down est le seul débit de boissons. J'ai le courage de le dire, il le sait.

    *

    Du sommet de la falaise, je surplombe toute la baie, cent quatre vingt degrés d'un décor majestueux, la mer à perte de vue, où certains jours elle ne fait qu'un avec le ciel. Le soleil se lève, la mer est calme, presque étale. En contrebas, la petite plage de Downdown où mon corps a fini par s'échouer, hissé par la marée montante puis délaissé par le reflux. Des traces de pneus se dessinent sur le sable humide et mènent à un 4/4 bleu marine surmonté d'un gyrophare dont l'éclair stressant tournoie sur les parois rocheuses alentours. La plage est le théâtre d'une activité inhabituelle, des hommes courent en tous sens, gesticulent de manière désordonnée, braillent à perdre la voix et semblent jouer un ballet difficile à interpréter. Ils ont tiré mon corps et un attroupement s'est formé. Je ne parviens pas à l'apercevoir, tant ils sont nombreux autour de moi, enfin de mon corps. S'il me restait encore un souffle de vie, je serais morte étouffée tant ils m'oppressent.

    *


    La pluie redouble d’intensité, je frappe désespérément à la porte…

    (A suivre...) 

     

    Jack Monster, © 2007, tous droits réservés.