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  • Fin d'après-midi d'été

    Il y avait les branches des arbres qui ployaient sous les bourrasques avant-courrières de l’orage, le bruissement du feuillage flétri par un été atterrant de chaleur, les éclairs au loin qui déchiraient l’obscurcissement soudain d’une fin d’après-midi d’été, le crissement des pneus sur le gravier blanc de la grande allée s’immobilisant à la hauteur du perron, le claquement creux de la porte d’entrée vitrée suivi du pas empressé du maître d’hôtel descendant quatre-à-quatre les quelques marches de l’escalier parapluie déployé tant bien que mal contre le vent. Et il y avait cette tache rouge qui marquait le sol immaculé et reluisait dans le halo de la lumière chancelante de la torche.

     

    Par la fenêtre entrouverte, au premier étage des notes de piano s’échappaient en volutes escamotant les éclats d’une voix qui se laissait surprendre à chaque soupir. « Non ! Tu ne peux… » Quatre notes de musique, en la majeur grave, martelées énergiquement accentuaient sarcastiquement la dramatisation de l’instantané avant que l’instrument ne reparte de plus belle en un chapelet de sonorités aiguës montant crescendo. A l’horizon craquaient les premiers éclairs de chaleur, embrasant furtivement la cime des marronniers qui se dessinait alors dans une pénombre devenue menaçante.

     

    Les premières gouttes d'une pluie sablonneuse tapotaient le pare-brise, raclées par le va-et-vient plaintif des essuie-glaces qui léchaient poussivement le carreau encore desséché. Le faisceau des phares de la limousine pourfendait l’atmosphère oppressante qui s'épandait dans la moiteur de l’air. Monsieur le comte toqua à la vitre séparatrice. « Allons ! Accélérez ! Rentrons avant le déluge. » La pénombre tombait inhabituellement vite, un dernier rayon de soleil se mourait sans éclat dans le rétroviseur extérieur gauche du véhicule. Gaspard enfonça la pédale d'accélérateur dissipant derrière lui un épais panache de fumée noire.

     

    Une robe rouge passait incessamment de long en large, ne s'éclipsant de temps à autre que pour mieux rejaillir dans le cadre formé par la fenêtre du premier étage. Une cascade de bijoux s'entrechoquait au rythme désordonné du piano, virevoltait entraînée dans un élan de démesure,  gesticulait fébrilement sur une poitrine bombée qui s’époumonait à vocaliser des quintes d'injures. La lumière incertaine de la pièce vacillait à moins que ce ne soit celle du jour hésitant entre la tombée irréversible de la nuit et l’attente de la fin de l’orage. Cinq heures venaient de sonner.

     

    L’homme consulta sa montre et tiqua. Il arrivait plus tôt qu’à l’habitude. Un bref instant il pensa que le travail ne serait pas fini. La voiture stoppa net au moment où la lumière des phares rencontra une forme indéfinie jonchant le sol. Le visage épouvanté du maître d’hôtel apparut dans l’encoignure de la portière. « Ah ! Monsieur… Ah ! Monsieur ! Quelle catastrophe ! Quel malheur !» La pluie redoublait de violence, on ne voyait pas à cinq mètres et dans cet écrin d’eau, gisait le corps inerte de la Comtesse. Une mèche rebelle transperçait la moitié de son visage, coulait le long de son épaule dénudée avant de reposer en paix dans l'intimité rougeâtre d'une flaque qui se diluait à grande vitesse pour prendre un ton pastel.

     

    Huit paires d’yeux se penchent sur moi dans la torpeur blanche de la chambre. D’eux, je ne distingue que l’ovalie de leur faciès. Il me semble que chacun apparaît puis disparaît, remplace alternativement l’autre dans une ronde infernale dont je ne peux maîtriser l'emballement. Ne manque plus que la comptine et le cri des enfants dans la cour de récréation : « Trou, pic, nique, douille, c’est toi l’andouille ! ». Leurs lèvres se crispent et bruissent d’un son susurrant qui me parvient assourdi dans un flot d’air qui rafraîchit mon front ruisselant. Ne vous fatiguez pas ! Cessez de prendre vos mines déconfites. Je ne connais que trop vos airs de connivence confinée. Je ne suis pas prête à revenir parmi vous. En tout cas pas tant que je n’aurai épluché minutieusement les plis et les replis de mon subconscient, recollé patiemment les morceaux de ma mémoire défaillante, effeuillé délicatement la déraison de ma raison et désigné la personne qui a attenté à ma vie. J'ai tout mon temps.

     

    Au loin le tonnerre gronde, de larges éclairs illuminent le parc en cette fin d’après-midi d’été. La clarté baisse vite. La grande allée se fait l'écho des  cris et des rires des ouvriers qui rentrent de la vigne. Les vendanges s’annoncent chaotiques cette année...

     

    Jack Monster, © 2009, tous droits réservés.