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  • Le couteau

      La lame du couteau luisait dans la lumière blafarde que diffusait la lune à travers la pénombre de la pièce. La fenêtre de la chambre avait été entrouverte pour espérer recueillir un peu de fraîcheur dans la moiteur de la nuit. Le vent se levait et commençait à souffler par petites bourrasques annonçant l’imminence de l’orage. Il fallait agir vite avant que la lumière aveuglante de la foudre doublée du grondement du tonnerre la réveille. Déjà les rideaux pendus aux fenêtres frémissaient. Le temps changeait, sa marge d’action diminuait, il devait accomplir sa mission. Il avait été prévenu : ne pas réfléchir, exécuter !

     

      C’était la première fois qu’il se retrouvait dans la situation  d'éliminer un agent. De ce dernier, il ne connaissait que son nom de code : Karlov et il ne se doutait pas de la surprise qui l'attendait. Minutieusement il avait répété sa mission dans sa tête, mais jamais, ô grand Dieu jamais, il n'avait envisagé que le corps allongé face à lui qu'il devrait frapper mortellement pourrait revêtir l'apparence d'une femme et, qui plus est, aussi jeune, une gamine d'une vingtaine d'années.

     

      Les menus faits et gestes de l'opération avaient été passés en revue : d’abord s’introduire dans la chambre par la fenêtre. On lui avait indiqué que Karlov logeait au premier étage d’un vieux manoir bordé d’allées en gravier. Il en avait déduit que sa démarche requerrait de la souplesse et de la discrétion afin d’éviter que les cailloux blancs ne crissent. Arrivé face à la porte, il fallait escalader la façade jusqu’au premier étage. Des plantes grimpantes l'aideraient à la tâche. Un jeu d’enfant pour lui, acrobate dans l'âme et de par métier, son cirque miteux s’était échoué à quelques encablures de là. A l’étage la fenêtre serait entrouverte, nous étions dans la chaleur suffocante de l’été de l’immédiate après-guerre.

     

      Jusque là, il n’avait rencontré aucun problème, tout s’était déroulé comme il l’avait subodoré. C’est en pénétrant dans la chambre que les choses commencèrent à mal tourner. En premier lieu, il y avait cette lumière de la Lune qui éclairait parfaitement la pièce. Il aurait dû ne rien distinguer, juste avancer vers le lit et poignarder aveuglément la forme oblongue endormie dans le lit sans se poser de questions, sans pouvoir l’identifier. Dans sa pensée, il avait décrété que son futur cadavre dormirait sur le ventre, ainsi n’aurait-il eu aucun risque d’apercevoir son visage.

     

      Dans le lit il distingua parfaitement les formes féminines du corps assoupi sur le dos. La joue droite reposait sur l’oreiller, une artère saillante traçait le dessin du cou. Ne devrait-il pas la lui trancher plutôt que de la poignarder en plein cœur ? Il porta son regard sur le buste. La sculpture de sa poitrine transparaissait à travers la nuisette, s’échappait à l’approche des aisselles, se soulevait et se reposait au rythme régulier de la respiration. Il jaugea du regard le sein gauche et considéra la longueur de la lame du couteau. Serait-elle suffisamment conséquente pour le transpercer sans anicroche et atteindre le cœur ? Peut-être serait-il obligé de s’y reprendre plusieurs fois, le couteau pouvait riper sur la rondeur de la chair. Est-ce si facile de perforer un sein, il manquait d’expérience. Il pouvait échouer, simplement la blesser sans la tuer, elle réagirait, hurlerait, ses cris alerteraient, des personnes interviendraient et signeraient l’échec de sa mission. Il n’avait pas envisagé la situation sous cet angle. Une sueur froide passa dans son dos.

     

      Il reconsidéra sa position, il allait lui trancher la gorge. Juste une simple éraflure sur la peau, une infime trace chirurgicale rougeoyant au passage acéré de la lame avant que l’entaille ne s’élargisse, que le flot de sang ne se déverse. Quelle pression exercer pour, sans coup férir, rompre l'élasticité de l'épiderme ? Il lui sembla qu’il aurait été plus aisé de l’exécuter avec un cutter.

     

      Son regard descendit le long du corps à la recherche d’une solution plus accommodante. La languette écumeuse d'un drap chiffonné posée sur le ventre recouvrait partiellement son anatomie, tel le ressac d’une vague qui serait resté suspendu, attaché à jamais à son banc de sable. Le tissu cotonneux bleuté de la nuisette affleurait à mi-cuisse et remontait obliquement jusqu’à la hanche opposée, dévoilant l’intégralité de la jambe gauche relevée qui, appuyée contre la première, formait une figure géométrique osée de définition incertaine, quoique assez proche du triangle. Il observa passivement la lame du couteau remonter lentement le long des cuisses, plonger sous la fine cotonnade et la soulever délicatement.

     

      Une blondeur pubienne explosa à sa vue. Immédiatement cette vision lui rappela la lumière mordorée du soleil illuminant les vastes étendues de champs de blé qui baignait son enfance. Le poil lissé, comme coiffé au peigne fin, était arrangé avec grand soin. Jamais il n’avait vu ou même songé être le témoin d’une telle perfection. Un enchantement ! Soudain le visage rayonnant de Moly lui apparut : il se revit courir à perdre haleine, tous deux dans les sillons rectilignes des champs de blé semés de ricanements espiègles, de cris, de fausses frayeurs échangés lors de leurs innocents jeux d’enfants. Une multitude de souvenirs remontèrent à la surface de sa mémoire, comme si jamais il n’avait quitté ce monde magique quand, chaque été, ils se retrouvaient, inséparables amis.

     

      Il laissa retomber le tissu comme l’on referme un livre, comme pour effacer définitivement la dernière image de Moly qu’il n’avait plus jamais revue depuis le jour où, à sa recherche, il avait été l’observateur involontaire de ses premiers émois dans un champ de maïs. Il était resté silencieux, respirant à peine, à la contempler hébété et, quand elle s’en fut retournée, il avait empoché l’épi encore humide en guise de trophée.

     

      Il était temps d’agir et d’exécuter enfin la mission. Ces mots sans cesse revenaient à son esprit, résonnaient dans sa tête, le torturaient. Serait-il capable de la mener à bien ? En avait-il jamais été capable ? Le doute grandissait à mesure de l’imminence de l’acte, œuvrait peu à peu en certitudes guère réconfortantes. Il repensa à ce livre de Sartre qu’il avait étudié dans sa jeunesse estudiantine : « Les mains sales » qui mettait en scène un intellectuel aspirant à prouver son utilité au sein de la Résistance française en réalisant un acte héroïque et qui, en situation similaire, s’interrogeait sur sa capacité à remplir sa mission, en l’occurrence à assassiner la personne désignée. Il esquissa un sourire. A l’époque boutonneuse, il estimait que ce n’était que de la littérature pour philosophe en mal de dissertation. Maintenant il comprenait tout le sens, l’entière portée de ces écrits et pensait, comme le héros de papier, qu’il aurait été plus commode s’il avait été plus instinctif que cérébral. Il ne se souvenait plus de la fin du roman, avait-il fini par le tuer ?

     

      Un coup de tonnerre retentit, la fenêtre claqua violemment suivi d’un bruit de carreau cassé. Une forte douleur s’empara de son poumon gauche, il sentit quelque chose remonter dans sa gorge, ses jambes ne plus le porter. Il s’agenouilla lentement, son buste tangua plusieurs fois d’avant en arrière avant de s'affaler sur le drap blanc du matelas entre les jambes de la jeune femme maintenant redressée sur le lit. Il eut le temps d’apercevoir dans sa chute le revolver encore fumant tenu à bout de bras braqué sur lui. Les narines de l’homme frissonnèrent à l’odeur âcre qui s’échappait de l’entrejambes, un voile d'incrédulité passa dans ses yeux, un dernier spasme parcouru son visage, sa bouche s’entrouvrit, un filet de sang s'en échappa.

     

      Elle replia avec précaution les jambes pour se dégager, comme si elle avait peur de le réveiller, puis se dirigea vers la salle de bain. Un bruit d'eau se fit entendre.

     

    Jack Monster, © 2008, tous droits réservés.